critique &
création culturelle
Mémoires pour nuire…
de Félicien Rops L’art de soi

Karoo se penche sur la réédition chez Espace Nord des Mémoires pour nuire à l'histoire artistique de mon temps du peintre, illustrateur et aquafortiste Félicien Rops. Un ensemble de textes foutraques et passionnés à recommander aux aficionadas 1 .

Il n’y a pas deux styles comme le sien. Félicien Rops était réellement un artiste hors normes : cherchant toujours à pousser plus loin sa pratique de la peinture, de la gravure ou de l’écriture, il a accouché d’œuvres parfaitement originales. Le présent recueil initialement publié en 1998 propose des lettres, des articles et des brouillons, rassemblés autour d’un certain nombre de thèmes : aquafortisme (pratique de la gravure à l’eau-forte ), modernité, érotisme, dandysme druidique… Reconnaissons immédiatement que le travail d’Hélène Védrine, spécialiste de Rops, est remarquable et qu’on doit saluer son courage d’exégète d’un auteur à la prose folle et toujours en pleine mutation.

C’est ce qui marque à la lecture des très nombreux textes du recueil : l’écriture de Rops, surtout dans ses lettres, ne s’embarrasse pas des codes. Il les remodèle, les transgresse, se joue d’eux. On croit reconnaître parfois la verve de Vallès, en plus jusqu’au-boutiste, en plus jouissive – car, c’est indéniable, Rops prenait plaisir à écrire. Sa première érotique se noue entre lui et sa plume. Cela donne un résultat difficile pour des yeux contemporains. Un autre ropsien, le journaliste Octave Huzanne notait « Combien curieux serait [Rops épistolier et littérateur] pour les lettrés du XX e siècle ! ». Alors pour ceux du XXI e

Mémoire pour nuire… est avant tout un livre pour les déjà-conquises, les passionnées des arts ou les chercheuses. Même si certains textes peuvent avoir une portée plus générale (en particulier les récits de voyages ou son étude des salons artistiques Le Monsieur en habit noir ) la plupart demande une connaissance solide du contexte culturel de la seconde moitié du XIX e siècle. Les références foisonnent et démontrent au passage que Rops s’est autant construit pour que contre son temps et les figures qui étaient sensées l’incarner. Lui, à l’inverse, ne voulait rien symboliser d’autre que ses propres rêves, ses fantasmes et toutes les sources de ses instincts créateurs. À ce sujet, la postface d’Hélène Védrine est éclairante (elle aurait mieux trouvé sa place, d’ailleurs, en pré qu’en post).

On peut tout juste regretter le manque de reproductions des œuvres peintes, dessinées ou gravées de Rops, d’autant plus quand ils les évoquent directement dans ses écrits. Mais bien sûr, le désir étant présent, la lectrice est poussée à chercher par elle-même et à courir les découvrir sur papier ou à se rendre directement au Musée Félicien Rops de Namur . Un peu plus problématique sont pour moi l’absence d’analyse au sujet du sexisme et de l’antisémitisme dans l’œuvre de Rops. Si le caractère antisémite de la réflexion de l’auteur sur une gravure de Rembrandt (p. 215) est transparent, d’autres passages sont beaucoup plus ambigus. Son style étant par nature ironique ou souvent labyrinthe, on manque d’un apparat critique sur la question.

C’est d’autant plus marquant quand on voit l’importance d’ Edmond Picard dans la correspondance de Rops. Picard a été l’un des grands promoteurs et théoriciens belges de l’antisémitisme, en plus d’avoir été un acteur central du développement des arts et du socialisme. Or nulle mention de cette position peu glorieuse dans les notes et non plus dans sa petite biographie en fin de volume. Idem dans la recension de l’ouvrage dans Le Carnet et les Instants où il n’est, sous la plume de l’écrivaine et philosophe Véronique Bergen, qu’un « critique de renom » parmi d’autres. Comme le souligne Hélène Védrine, une partie de l’œuvre de Rops se construit autour de la filiation, de la naissance et de la généalogie – la lectrice regrette donc, vraiment, de ne pouvoir résoudre la question : Rops était-il antisémite ? Cela se réduisait-il à quelques réflexions volantes, certes courantes à l’époque, ou, au contraire, faisait-il partie des « convaincus » comme Picard ?

L’idée n’est pas d’avoir à expier chaque fois qu’on réédite des œuvres anciennes… Mais il me semble que la négation de ces questions est aussi dommageable que leur traitement obsessionnel. Ce n’est pas en niant les dimensions problématiques d’un auteur qu’on peut le rendre actuel mais plutôt en se nourrissant de la tension, au sein de ses travaux, entre l’art et les passions tristes, entre la création et la destruction des autres, qu’on parvient à le rendre intelligible et à le sortir de son état muséal. Un fois ces Mémoires pour nuire... refermées, la lectrice n’est pas écœurée, elle veut en savoir plus. Elle serait ravie, après avoir lu le petit addendum de Véronique Carpiaux, de lire un jour un beau volume de correspondances de Rops édité chez Espace Nord.

Même rédacteur·ice :

Mémoires pour nuire à l’histoire artistique de temps
de Félicien Rops
postface d’Hélène Védrine
Espace Nord, 2019
380