Karoo continue à explorer les nouvelles propositions de revues francophones, avec, cette fois, des collègues critiques.
Zone Critique , c’est d’abord un site internet de critique culturelle et c’est, depuis octobre dernier, une revue papier qui se veut annuelle. Couverture blanche avec photographie en couleur, 17,5 x 24 cm de format, un peu plus de 220 pages… Zone Critique se donne les moyens de séduire ses lectrices1 . Il faut le dire d’entrée : l’objet est superbe, agréable à lire et sa mise en page est impeccable. Le contenant fait écho à la philosophie artistique du contenu ; la rédaction est un repère d’esthètes patentées.
Impossible de résumer les sujets abordés par ce premier numéro tant ils foisonnent. Un dossier sur la crise sociale, un autre sur « la poésie en temps de détresse », de longs entretiens, des cahiers critiques fournis, une sorte de supplément cinéma lui-aussi riche malgré sa taille réduite. Ce qui frappe le plus c’est la largeur de l’éventail : on trouve côte à côté Alain Damasio et Céline, François Bégaudeau et Michel Houellebecq ; des descendantes du nouveau romans et des non-fictionnelles en tandem avec du roman social et des néo-réalistes. La diversité de Zone Critique est presque inédite tant elle essaie de saisir la multiplicité de formes et d’approches de la littérature contemporaine – tout en ayant, de cette littérature, une grande exigence, élitiste pourrait-on dire.
Le dossier sur la crise sociale met K.O. les médias traditionnels et leur traitement superficiel des arts en général et de leur rapport avec le présent en particulier. On y trouve de passionnants essais, qui prenne le temps et l’espace ; les opinions sont parfois tranchées, mais tant mieux ! La passion n’y masque pas l’analyse, l’édito ne mord pas dans le sens… les désaccords y sont nourrissants ! L’article de Pierre Poligone sur Alain Damasio est un des plus intéressants que j’ai lu à ce jour – il esquisse de plus amples recherches qui ne manqueront pas, j’en suis sûr, de fleurir prochainement sur l’œuvre de l’auteur.
De la même manière, le dossier sur la poésie, est un des « climax » de la revue. Bien qu’il contienne moins de poésie que d’analyse poétique, et moins encore de vers que de prose, quelques textes sortent du lot. Celui, ancien mais essentiel, de Mireille Havet donne envie de (re)découvrir les écrits de cette poétesse largement oubliée. « Tant qu’on parle d’eux » de Joseph Ponthus donne des clefs pour comprendre sa démarche poétique hérétique mais néanmoins irriguée par de très grandes références de la poésie classique. L’amour du mot, de style, de la beauté transpire dans toutes les pages de la revue, elle donne une ligne directrice à la politique éditoriale de ses rédactrices.
Peut-on, d’ailleurs, parler d’une politique à proprement parlé ? Il est beaucoup question de luttes sociales dans ce numéro, d’où se dégage non une critique de l’engagement mais plutôt celle d’un militantisme de l’écriture. L’art demeure le problème premier et s’il peut être politique, il ne doit en faire que superbement… Évidemment, cela devient plus compliqué quand on touche à des autrices comme Céline et, dans une moindre mesure, Houellebecq. La seule réserve que j’ai conservé en refermant Zone Critique est cette sensation d’ambiguïté vis à vis des valeurs portées par la revue, dans sa défense de l’art-art contre un art qui serait d’abord social avant d’être esthétique.
Le récent focus hebdomadaire consacré par la revue sur son site à l’affaire Matzneff m’ont apporté, là dessus, quelques réponses. En particulier l’article d’Ariane Issartel qui a une véritable dimension programmatique. Si on tique en voyant les actes de Matzneff réduit à des « frasques » on trouve cette importante profession de foi : « Mais je me méfie, à tort peut-être, de toute œuvre qui ne tirerait sa valeur que de son sujet, car sinon c’est la mort de la littérature et de l’art tout court : une œuvre n’est pas bonne simplement parce qu’elle traite des migrants, des conflits mondiaux ou du désastre écologique, et cela vaut aussi pour la libération de la parole féminine. »
Une position qui n’est pas loin de celles de deux personnages aussi différents qu’Olivier Neuveux ( Contre le théâtre politique ) et Annie Le Brun ( Ce qui n’a pas de prix ). Zone Critique croit profondément au rôle de l’art, non comme un loisir ou une source de divertissement, mais comme un besoin et un accomplissement de l’humaine. Une composante dont la privation est foncièrement inhumaine et douloureuse. C’est une croyance difficile à entendre à une époque où un faux rationalisme, bêtement matérialiste, profondément inoffensif, règne en maître. Mais c’est une croyance qui a le mérite de la cohérence et qui révèle effectivement le traitement effrayant de l’art de nos jours, entre le marteau des intérêts financiers et l’enclume de la médiocrité ambiante.
Ce qu’il faut écrire après Ariane Issartel c’est qu’une œuvre n’est pas bonne simplement parce qu’elle parvient à un certain degré de perfection esthétique. Si son sujet ne peut lui suffire, sa forme ne le peut pas non plus et la tension qui anime l’œuvre vient précisément d’une adéquation ou d’une inadéquation, d’une harmonie ou d’une disharmonie entre ce qu’elle dit et comment elle le dit, entre ce qu’elle préconise et la société qui la crée. Le détachement de Proust n’est pas plus innocent que la rage de Céline mais on ne peut pas prétendre que la littérature du second n’a rien à voir avec son contexte.
Zone Critique est un plaisir d’initiée ; la revue ne prend pas ses lectrices pour des imbéciles comme la majorité des journaux aujourd’hui. Au contraire, elle veut parler à leur intelligence et à leur passion pour l’art. Et elle le fait bien. Lisez Zone Critique , sur papier ou en ligne. Il n’y aura pas tromperie sur la marchandise. Au contraire, vous risquez de vous brûler à certaines intransigeances ou de reculer devant quelques absolues vérités. Tant mieux. N’est-ce pas une preuve que l’art et l’amour de l’art sont vivants ?