critique &
création culturelle
Nous
La mère de toutes les dystopies

Karoo profite de la nouvelle traduction chez Actes Sud de Nous d’Evgueni Zamiatine, publiée en mars 2017 pour mettre en lumière cet ouvrage central de la tradition dystopique.

Si on vous parle de dystopie, vous pensez Le meilleur des mondes de Huxley ou alors 1984 d’Orwell. Ces deux auteurs, qui ont publié leurs livres respectifs en 1932 et 1949, se sont imposés comme les créateurs de l’horizon du pire des mondes. S’inspirant chacun d’un mal de leurs temps – l’eugénisme pour Huxley et le totalitarisme pour Orwell – ils ont su fictionnaliser leurs critiques et  leur donner une acuité qu’elles n’ont toujours pas perdues.

Pourtant, la première dystopie moderne, celle qui porte déjà en germe la dictature des éprouvettes et celle de Big Brother, c’est Nous d’Evgueni Zamiatine. Ce roman, écrit en 1920 dans la toute jeune URSS, a connu de grosses difficultés de publication. Son auteur a participé aux deux révolutions de 1905 et de 1917, a eu sa carte au parti bolchévique et a été enfermé et exilé par l’administration tsariste. On pouvait difficilement le soupçonner d’être un agent contre-révolutionnaire. Pourtant Nous est immédiatement censuré par les autorités soviétiques ; il sort d’abord en anglais en 1924 et en français en 1929 et ne sera édité en Russie qu’en 1988.

C’est sans doute ce parcours complexe qui explique que la dystopie de Zamiatine demeure, encore aujourd’hui, infiniment moins connue que celles de Huxley et d’Orwell, alors qu’elle les a directement inspirés. Nous pose les bases de la fiction dystopique : un monde futur où règne l’ordre nouveau, la surveillance généralisée et intégrée par les individus, le recours à des techniques de modification biologique si besoin, la figure du leader-dieu-absolu, ici, le Bienfaiteur. Il en va de même pour les codes, disons, positifs, ceux qui ont pour mission de générer une critique interne à la dystopie : la redécouverte de l’amour, la Nature comme refuge et monde véritable, l’instinct de liberté qui s’empare immanquablement de certains protagonistes…

Dans Nous , D-503, un mathématicien reconnu, est le modèle du citoyen servile. Il croit dans les valeurs de l’État Unitaire, un ensemble de villes connectées partout sur la planète et dirigées par le Bienfaiteur ; il croit à l’artificialisation de la vie humaine : les horaires de chacun sont strictement contrôlés par le pouvoir – même les heures dédiées au sexe. Le bonheur c’est la soumission. Or, D-503 rencontre un jour une femme, I-330, qui semble violer les codes de la cité. Plutôt que de la dénoncer aux Gardiens (la police secrète), il décide de ne rien en faire et se rend vite compte qu’il est en train de tomber amoureux d’elle, chose interdite et impossible dans son monde.

Le roman est écrit sous la forme d’un journal, que D-503 tient régulièrement et où il raconte ses impressions. La force de Zamiatine est de faire ressentir au lecteur l’évolution psychologique de son personnage : d’abord englué dans un ensemble de représentation dictées par le système, D-503 s’autonomise petit à petit. Il n’est pas le seul dans ce cas ; le lecteur découvre au fur et à mesure qu’un groupe de « Numéros » (de citoyens) veut en finir avec le régime du Bienfaiteur et faire une révolution. D’où ce dialogue entre D-503 et I-330 :

– Mais c’est impensable ! C’est une ineptie ! Est-ce que ce n’est pas clair : ce que vous préparez – c’est une révolution ?
– Oui une révolution ! Pourquoi une ineptie ?
– Parce qu’il ne peut pas y avoir de révolution. Parce que la nôtre – c’est moi qui le dit, pas toi – la nôtre a été la dernière. Et qu’il ne peut plus y avoir aucune révolution… Tout le monde le sait…
– Mon cher, tu es mathématicien. Et même plus que cela : tu philosophes à partir des mathématiques. Alors vas-y : donne-moi le dernier chiffre.
– Tu veux dire… Je… ne comprends pas : quel dernier chiffre ?
– Le dernier – l’ultime, le plus grand…
– Mais, I – c’est absurde. La suite des nombres étant infinie, comment veux-tu qu’il y en ait un « dernier » ?
– Et comment veux-tu qu’il y a ait une « dernière » révolution ? Les révolutions sont en nombre infini – il n’y en a pas de « dernière ». La dernière – c’est pour les enfants : les enfants ont peur de ce qui est infini – ils doivent pouvoir dormir tranquillement la nuit…

On voit ici que le propos de Zamiatine peut être lu de deux manières différentes : par les habitants de l’URSS, qu’il invite à se rappeler qu’aucune révolution n’est éternelle et par les habitants des pays démocratiques occidentaux, qu’il rassure sur la possibilité même de la révolution. Il est clair que Nous est un livre critique, notamment du système mit en place par les bolchéviks, mais ce n’est pas un livre conte-révolutionnaire. Il essaye au fond de ménager la liberté présente avec la liberté future – à quoi bon faire une révolution si c’est pour instaurer un nouveau règne de terreur ?

Mais son message dépasse largement la situation des années 1920. Ce que Zamiatine est parvenu à faire, c’est à pointer tous les germes totalitaires d’un régime moderne : la surveillance, la bureaucratie, la police, le confort, l’eugénisme, le conformisme… Certaines de ses idées résonnent encore plus fortement aujourd’hui, comme le fait de construire toute la cité avec des murs en verre pour que tous les Numéros puissent se regarder les uns les autres en permanence – Internet n’est-il pas notre verre à nous ?

Un autre thème, qui se répercute directement dans le style, est celui de la science, de la technique et du progrès. La société de l’État Unitaire est fascinée par le progrès technologique, et D-503 en est lui-même un des artisans. Du coup, le livre regorge de métaphores liées à cet imaginaire : les yeux sont des vrilles (surtout ceux des Gardiens), l’air de la fonte et, d’une manière générale, les Numéros sont décrits comme des machines. La déshumanisation est au cœur de la dystopie parce qu’elle transforme l’individu en rouage d’un grand tout. Face à la révolte, le Bienfaiteur décide d’apporter aux Numéros l’amélioration ultime : une ablation de l’imagination. Et c’est ainsi que la propagande du régime présente les choses :

Réjouissez-vous !

Car désormais – vous êtes parfaits ! Jusqu’à ce jour, vos produits, les machines étaient plus parfaites que vous !

En quoi ?

La moindre étincelle de dynamo est un éclat de pure raison ; chaque mouvement d’un piston – un syllogisme impeccable. […]

La beauté d’un mécanisme réside dans son rythme invariable et précis, comme une pendule. Mais vous autres, qui depuis l’enfance avez été nourris au système Taylor, vous – n’êtes-vous pas précis comme des balanciers ?

Une seule chose :

Les machines n’ont pas d’imagination.

Avez-vous jamais vu le cylindre d’une pompe au travail afficher un sourire lointain, rêveur et égaré ? Avez-vous jamais entendu les grues de chantiers, la nuit, au repos, soupirer en se tournant et se retournant ?

Non !

L’obéissance absolue, c’est l’incapacité absolue d’imaginer sa liberté. Nous se conclut sur une dose de pessimisme : D-503, lobotomisé, regarde I-330 être exécutée. Seulement Zamiatine ne tue pas complètement l’espoir : la révolution est toujours en cours, une partie de la cité est tombée aux mains des contestataires. L’avenir demeure ouvert, même s’il est sombre. Orwell ira beaucoup plus loin dans 1984 en présentant la dystopie ultime, celle dont on ne sort pas, où toutes les promesses de changement sont des faux, des inventions du régime lui-même pour piéger les esprits libres.

Les lecteurs francophones ont la chance de pouvoir lire Nous depuis les années 30 – pendant tout ce temps, d’ailleurs, le livre était titré Nous autres . Or, Actes Sud a décidé d’offrir à ce classique méconnu une nouvelle traduction, signée Hélène Henry. Celle-ci rend incontestablement mieux le côté pétillant, le côté chaotique et créatif de l’écriture de Zamiatine. Inspiré par les avant-gardes littéraires de son temps, notamment le futurisme, il est très loin du style classique « à la française » et multiplie sans arrêt les jeux de syntaxes, ce qui donne à l’ensemble un rythme très particulier.

On regrettera par contre que l’avant-propos ne se permette aucune critique de l’ancienne traduction et laisse juste entendre qu’il s’agit d’une sorte de modernisation. On peut certes supposer que le lecteur moyen ne s’intéresse pas à ses questions ou alors qu’une sorte de droit de réserve protège les traducteurs des procès de leurs confrères ; mais pour la nouvelle traduction d’un ouvrage aussi important (pour la littérature russe et la littérature dystopique), je pense qu’il n’aurait pas été exagéré d’attendre un vrai développement sur les raisons qui ont conduit à en fournir une nouvelle version. Ou, à défaut, de vraies notes de traduction qui présentent les spécificités du russe de Zamiatine et les procédés permettant de le rendre en français.

Il n’en demeure pas moins que Nous est un excellent roman et une pépite pour tous les amateurs de dystopie. Ancêtre du genre, le livre garde pourtant une fraîcheur étonnante et sa charge critique reste si efficiente qu’on ne peut que s’interroger sur les évolutions des sociétés européennes depuis le début du XX e siècle. Elles ont changé mais ont-elles éteint les foyers totalitaires qui grandissaient à l’époque dans leur giron ? En lisant Nous , on a envie de répondre non, bien au contraire…

Même rédacteur·ice :

Nous

Evgueni Zamiatine
traduit du russe par Helene Henry
Actes Sud , 2017 (1920), 240 pages