critique &
création culturelle

Comment sortir du Monde de Marouane Bakhti

Un roman aigre-doux

Paru le 30 mars aux Nouvelles Éditions du Réveil, Comment sortir du Monde est le premier roman de Marouane Bakhti. Boulanger et mannequin, le jeune auteur est déjà en lice pour le prix littéraire du Cheval Blanc, grâce à un livre qui bouscule les codes.

Avec un titre à l'allure de manuel pratique, l'ouvrage se situe à la convergence de quelques options littéraires particulièrement courues, mêlant récit autobiographique, transfuge de classe et coming-out. Autant d'expériences vécues par l'auteur, ponctuées d'allers-retours, de questionnements, de rencontres et de réalisations qui accompagnent parfois le douloureux passage à l'âge adulte.

Questions d'identité

Une des questions centrales du récit de Marouane Bakhti est celle de l'identité. Né d'une mère française et d'un père marocain, il passe son enfance dans la campagne nantaise, un milieu hostile et peu tendre avec les différences qui le caractérisent. Sans se nommer et préférant le « je » pour s'adresser au lectorat, il dresse un tableau profondément introspectif de son expérience. Un choix narratif qui permet au lecteur de connecter de manière intime aux émotions, aux conflits intérieurs et aux moments de réconciliation du personnage principal.

« Je disais : mon prénom n'est pas arabe, il est breton. »

L'une des forces de ce roman réside dans la manière franche et poétique par laquelle l'auteur aborde la question de l'identité culturelle. Bakhti explore les défis de l'adolescence avec une profondeur émotionnelle captivante. Il peint son autoportrait en tant qu'individu en quête d'identité, cherchant à comprendre sa place dans le monde tout en jonglant avec les attentes culturelles de sa famille. Les questions d'appartenance et de compréhension de soi sont au cœur de cette partie du récit, et l'auteur les aborde avec une nuance et une sincérité qui ne peuvent que résonner en nous. Une dualité mise en exergue par le besoin de se fondre dans la masse. Ainsi, adolescent, il lisse ses cheveux pour avoir « les cheveux comme il faut », met un point d'honneur à se vêtir avec « les habits qu'il faut ». Il s'agit « surtout » de « ne pas ressembler aux Arabes qui ne me ressemblent pas assez » et d'enfouir les « souvenirs du jardin et des sedaris, de Tanger et des nuits de ramadan ».

Complexité des relations familiales

L'exploration du thème familial est l'une des pierres angulaires du roman. Le personnage principal se sent incompris car différent, voire rejeté par son père. La relation avec ce dernier, dur et colérique, est pour le moins laborieuse. Toutefois, ce rapport ne nous est pas uniquement présenté sous le jour du conflit, et le patriarche devient un personnage tridimensionnel au fil des pages. L'auteur met un point d'honneur à montrer les différentes nuances de la dynamique familiale. Une approche qui permet au lectorat de ressentir une véritable empathie pour les personnages tout en réfléchissant à ses propres relations familiales. Sa volonté tout au long de son parcours est de parvenir à se réconcilier avec son paternel tout en tentant de se réconcilier avec lui-même, de trouver enfin une forme de paix intérieure. C'est l'histoire d'une quête identitaire semée de déceptions et d'incompréhensions qui nous est contée. Qu'il s'agisse de la relation conflictuelle père/fils, de la bienveillance et de la douceur qui émanent des femmes de la famille, ou encore de la complicité développée avec les cousins du Maroc, la famille occupe sans équivoque un rôle central dans l'évolution et la vie de l'auteur. La manière dont Bakhti explore la complexité des relations familiales démontre une certaine maturité en tant qu'écrivain et prouve son habileté à rendre palpables les émotions humaines parfois très paradoxales. Le ressentiment dépeint avec « Je me souviens confondre sa culture et la rage, sa culture et la main qui vient trop vite derrière la tête. Il me semble me souvenir de ma mère blanche qui veut garder son fils pour elle. Je me vois tout confondre et penser que si elle adoucit mon quotidien et qu’il le violente, c’est à cause de sa culture », suivi par la joie enfantine d’un « Puis il m’a appris la chahada, et en fait, j’ai adoré ça. » signifie parfaitement l’ambivalence qui émane de ses rapports familiaux.

Recherche d'un esthétisme absolu

Avec ses angles arrondis, ses pages rose pâle et une couverture au design léché, ce livre est un objet qui souhaite se démarquer. À la lecture de l'ouvrage, force est de constater que Comment sortir du monde a de quoi se faire remarquer pour autre chose que son apparence. En effet, on sent un goût illimité pour la langue dans ce premier roman : pleine de sons, de couleurs et de vocables complexes. C'est un lyrisme assumé qui prend en charge la simplicité du quotidien, le décor domestique, la monotonie du sexe et du corps. Tant de choix qui impressionnent et soulignent une volonté de bien faire et de créer du beau. Des qualités évidentes, parfois à double tranchant, car la teneur permanente du langage peut lasser à la longue, voire compromettre le pacte autobiographique. En voulant esthétiser à tout prix, l'authenticité des expériences décrites est remise en question par cette écriture poétique. On peut également regretter l'irrégularité de certains passages. En effet, l'auteur parvient à évoquer des images singulières et percutantes ‒ notons la référence aux matières synthétiques des vêtements (les siens enfant, ceux des garçons qu'il remarque plus tard), une matière qui personnifie parfaitement la honte sociale et le désir qui le tiraillent. Ou encore la sublime image, fragile et particulièrement évocatrice : 

« Les bocages de mon cœur sont sertis de pierres noires, il y a la peur gigantesque d'être pris en flagrant délit de désir ».

Hélas, à d'autres moments, il se perd dans un lyrisme parfois écœurant, notamment lorsqu'il décrit la mélancolie du personnage errant seul dans Paris. Abusant des qualificatifs et des sensations du personnage, il glisse dans un romantisme désuet, émouvant certes, mais quelque peu agaçant. De manière globale, ces lignes traduisent une certaine immaturité, où la forme semble avoir pris le pas sur le fond. « Et puis regarder le plafond dans mon lit, rentrer chez moi, être tout triste, ne plus vouloir qu’ils vous touchent avec leurs doigts secs et leur bouche savonneuse. Une vague hoquetante, une honte à laquelle on ne s'accoutume pas. Je me lève, je déambule toujours quotidiennement dans la ville mais la bruine est toujours très dense. Après avoir arpenté ma tristesse pendant des heures, je voudrais dormir. Il y a les yeux qui piquent, les muscles qui lâchent, mes mâchoires soudées mais pas le sommeil ». Difficile de savoir si cette impression est uniquement liée aux choix esthétiques de l'auteur, mais l'ignorer signifierait faire l'impasse sur l'un des rares points faibles du roman.

Pourquoi il faut le lire


Il n'est pas simple, à l'ère des Simon Johannin, Fatima Daas et autres « élèves du genre », de se démarquer. Se faire un nom avec un récit autobiographique peut même être un défi complexe quand on sait que d'une part, les sujets ont déjà été traités avec maestria, et que d'autre part tout l'intérêt de ces ouvrages repose sur la singularité d'une expérience minoritaire. Cependant, bien qu'explorant des thèmes universels tels que l'identité, la famille et la croissance personnelle, Marouane Bakhti signe un roman incisif. Mêlant une prose éloquente à une introspection profonde, l'auteur excelle dans la création d'images évocatrices, peignant des scènes et des émotions avec une précision remarquable. Ce livre marque de son empreinte la littérature contemporaine, et confirme qu'en voulant sortir du monde, Marouane Bakhti est entré dans la cour des grands.

Même rédacteur·ice :

Comment sortir du monde

De Marouane Bakhti
Nouvelles Éditions du Réveil, 2023
135 pages

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