The Statue Kissed Me but No One Was Looking at Us
Réenchanter la nature morte avec Giulia Messina

Pour sa première exposition personnelle à Bruxelles, The Statue Kissed Me But No One Was Looking at Us présentée à la galerie Nino Mier, Giulia Messina transforme l’espace en un lieu vivant, brouillant les frontières entre l’intime et le public. Rencontre avec l'artiste autour de la représentation de soi, entre quête identitaire et vulnérabilité assumée.
« L’art originel est pour Nietzsche l’art des fêtes. Les œuvres d’art sont les témoins matériels de ces moments bénis d’une culture, au cours desquels le temps habituel, le temps qui passe, est suspendu. »
— Friedrich Nietzsche, « Le Gai Savoir »
Artiste italo-française installée à Bruxelles, Giulia Messina conçoit ses peintures comme le prolongement de performances immersives, où chaque objet est minutieusement choisi pour composer des scènes dignes des plus beaux décors de cinéma — des scènes tantôt chamboulées, tantôt révélées par l’arrivée des invités.
Au dernier étage d’une maison de maître du quartier du Sablon, le visiteur découvre un espace immersif mêlant peintures et objets personnels. Dès l’entrée, on est happé·e par I feel a little see-through when I'm with you (the Host) : un grand portrait de l’artiste devant une table de banquet, évoquant les natures mortes italiennes — à ceci près que l’œuvre, entièrement réalisée au feutre, dégage une énergie quasi psychédélique. Cette peinture donne le ton.
Au fil de cet entretien, il sera question de mise en scène de soi, d’identité, et de vulnérabilité : des thématiques au cœur de l’exposition et du travail de Giulia Messina.

Ton titre d’exposition, The Statue Kissed Me But No One Was Looking at Us, intrigue. Quelle est son origine et que raconte-t-il ?
Cette exposition s’inspire du mythe de Pygmalion et Galatée, où un sculpteur tombe amoureux de la statue qu’il a créée. Mais ici, le mythe est inversé : c’est la statue qui m’embrasse — et me redonne vie. J’ai commencé à explorer cette idée en 2019, en inventant un alter ego drag, Naughty Galatea. Elle était la statue, et moi à la fois l’artiste et l’œuvre. Ce personnage m’accompagne encore aujourd’hui, surtout dans les moments de fragilité.
Ce mythe touche aussi à une certaine idée de l’amour, est-ce un aspect que tu as voulu aborder ?
Pas explicitement, mais oui, c’est là. Ma maison est un cocon, un lieu d’accueil où j’aime partager et m’entourer de choses que j’aime. C’est aussi une manière de parler d’amour de soi.
Tu as fait une performance pendant le vernissage. Peux-tu nous en parler ?
Je jouais une statue de rue, posée sur un piédestal. Le public pouvait m’offrir un fruit, un objet ou un geste de tendresse... Tout le monde m’a donné des cerises, je recrachais les noyaux en l’air (rires). Il y en a encore par terre !
Il y a une vraie mise en scène de soi dans ton travail — et tu invites aussi les autres à en faire autant. C’est une manière de créer du lien ?
Oui. Quand j’organise des fêtes, le moment du maquillage devient un moment de rencontre. Les gens ne se connaissent pas forcément, mais ils s’aident à se préparer. Ça brise la glace. Le costume ou le maquillage ne met pas à distance : au contraire, il permet d’exprimer des parts de soi qu’on montre rarement.
Tu sembles aimer provoquer des rencontres…
Oui, j’adore ça. J’ai toujours eu des cercles très variés, et j’aime créer des croisements. Une simple story où je proposais un atelier de fermentation a rassemblé plein de gens qui ne se connaissaient pas. Puis tu découvres que deux personnes font de la musique … Les liens se créent naturellement. C’est à ça que sert l’art aussi, non ? Créer du lien.

Tu as grandi à Milan : comment cela a-t-il influencé ton travail ?
Milan a beaucoup compté. Pour l’exposition à Bruxelles, j’ai aussi convoqué des influences francophones — un livre sur les Wunderkammer, par exemple. Et La Divine Marquise, sur la marquise Casati, une figure italienne marquante. Le motif de la statue m’accompagne depuis longtemps. Je l’ai un peu mis de côté quand je suis passée au feutre, mais c’est un symbole fort, lié à l’académisme, à la beauté et au corps. Il faut le traiter avec justesse pour le rendre personnel.
La statue comme refuge dans ta vulnérabilité ?
Oui. Quand je me sentais fragile, je cherchais à devenir comme une statue : belle, distante, muette, pour que personne n’ose m’approcher. Ça m’aidait à traverser des situations sociales inconfortables. C’est ce qu’on appelle le fonctionnel freeze : intérieurement, tu es figée, mais tu continues à faire ce qu’on attend de toi. Dans l’exposition, j’ai repris cette idée avec les statues de rue : on ne sait jamais si ces performeurs sont vivants ou non. J’aime cette tension. Elle traduit une forme d’aliénation liée aux réseaux sociaux, un état dont on parle encore peu.
Tu parles souvent du masque, mais pas dans un sens classique…
Ce qui m’intéresse, c’est le masque que tu peins sur ta peau, celui que tu choisis. Il raconte une envie, une peur, un personnage, ou une version différente de toi. Parfois, cette version devient toi. C’est fascinant de voir comment ces « autres soi » peuvent émerger dans un cadre festif ou créatif. Il y a quelque chose de presque thérapeutique là-dedans.

Tu organises souvent des événements où les objets sont activés par les invités. Est-ce une manière de créer du lien ?
Oui. L’activation crée des moments de rencontre. Les objets deviennent des arguments de conversation, comme ce porte-cigarettes. Ce n’est pas pour faire l’apologie de la cigarette, mais il y a une forme de sociabilité dans ces gestes. Pour moi, la créativité est un muscle : on doit l’exercer même dans les gestes les plus simples.
Que signifie plastiquement cette idée d’activation ?
C’est une manière de détourner les objets. Un verre n’est pas qu’un contenant. Il peut être réinvesti, déplacé, transformé. Cette capacité d’émerveillement, je la trouve essentielle. J’observe ce qui se passe dans ces moments de vie partagée, et ensuite je peins. Les objets deviennent des déclencheurs, qui nous permettent de nous ré-émerveiller et de sortir de l’abstraction des écrans.
Tu soignes beaucoup la mise en scène. Comment travailles-tu le lâcher-prise ?
J’aime tout prévoir, mais j’essaie d’accepter l’imprévu, de laisser de la place aux autres. J’aime l’idée d’un cadre qui permet de s’échapper un peu de soi, tout en restant dans quelque chose de respectueux. Pendant le vernissage, par exemple, on m’a volé un boa en plumes. C’est un détail, mais ça dit quelque chose : je m’expose beaucoup et je ne peux pas tout maîtriser. Il y a une mise en danger, y compris de mes objets.
En exposant des objets du quotidien, tu interroges aussi la notion d’œuvre…
Oui. Il y a à la fois cette envie de démocratiser l’art, et de reconnaître la valeur intime des objets du quotidien. Dans un espace d’exposition, ils changent de contexte, sans pour autant devenir figés. Mes peintures suivent cette logique : pas encadrées, avec des marges, parfois tordues. J’essaie de m’éloigner de la perfection. J’aime les blancs, les ratés, les selfies démaquillés. Une œuvre est faite pour être vécue, comme un vêtement.

Ton travail joue aussi beaucoup sur l’ambiguïté entre fiction et réalité. Comment la travailles-tu ?
Ce flou m’intéresse. Certaines scènes publiques que je peins ont, pour moi, une vraie charge intime. Tout ce que je représente est réel, mais parfois étrange. Comme un vrai raisin à côté d’un faux : une fois peints, tu ne sais plus lequel est lequel. Mais est-ce que ça compte vraiment ?
Pourquoi avoir exposé d’abord aux États-Unis alors que tu as étudié à Bruxelles ?
Mon style pictural, assez pop, saturé, semblait bien résonner là-bas. Pourtant, le travail sur papier y est moins valorisé qu’en Europe, où il est reconnu comme un médium à part entière. J’apprends encore à naviguer entre ces deux marchés… une chose à la fois !
Tu avais déjà exposé avec Nino Mier à Los Angeles, cette exposition-ci est-elle un prolongement de la précédente ?
Oui, surtout dans l’approche narrative. Ce sont des histoires très personnelles. Mais les œuvres sont hétérogènes : les scènes, les palettes, les formats varient. J’adapte toujours le format à ce que j’ai envie de représenter. Certains petits formats étaient déjà « cadrés » : ce sont des images postées sur Instagram. Le format carte postale est très proche de celui de l’iPhone.
Tu es très présente sur Instagram. C’est une extension de ton travail artistique ?
Oui, c’est même là que tout a commencé. J’y performe plus librement, dans mon intimité. J’adore faire rire, tester des choses spontanées. J’aimerais retrouver cette liberté sur scène.
Le travail de Giulia Messina se prête à un véritable effeuillage : feuilles après feuilles, on découvre son univers qui se déploie comme un livre d’images. L’espace d’exposition devient une mise en abyme où les murs se transforment en toiles, et où la distinction entre intérieur et extérieur de l’œuvre s’efface, créant un simulacre où réalité et fiction se confondent. Son travail performatif sur Instagram prolonge encore davantage cette expérience, brouillant les limites entre intime et public, entre art et vie. L’œuvre devient ainsi une invitation à la rencontre.