Jamais, toujours, parfois
Un sujet essentiel amené avec justesse et émotions
Jamais, toujours, parfois pourrait bien faire partie de ces pièces de théâtre qu’on oublie pas : il parait qu’elle dure 1h40 mais on ne sent pas défiler le temps grâce au texte de Kendall Feaver et à la mise en scène de Magali Pinglaut.
L’histoire racontée dans cette pièce est celle d’Anna. Ayant atteint l’âge adulte, elle se rend compte qu’elle ne parvient plus à écrire comme elle le faisait avant. Petite, elle avait un talent indéniable pour la rédaction mais désormais il est très difficile pour elle de trouver de l’inspiration pour esquisser ses pensées. En y réfléchissant bien, Anna se rend compte que, si elle a tant de mal à noircir des pages, c’est sans doute à cause des gélules qu’elle doit ingurgiter depuis tant d’années. La jeune femme souffre de troubles mentaux depuis son plus jeune âge. Sa première tentative de suicide a eu lieu quand elle avait 7 ans. Alors, sa maman Renée (Isabelle Paternotte) l’a emmenée consulter une pédopsychiatre (Anne-Claire). Après avoir coché des « jamais, toujours, parfois » pour répondre aux questions des médecins, le diagnostic et le traitement ont été établis quand Anna avait 11 ans. Pour se soigner, elle devra prendre des médicaments. Aujourd’hui âgée de 18 ans, elle est lassée d’avaler ces pilules qui lui donnent l’impression d’étouffer et de ne plus être inspirée. Elle décide alors de ne plus les prendre, laissant ses proches dans l’angoisse et l’appréhension des effets que cela pourrait avoir sur son corps.
Si cette pièce m’a tant touchée, c’est tout d’abord grâce à la thématique et surtout à la manière de l’aborder. La maladie mentale est un sujet qui reste souvent tabou, alors même qu’il s’impose aux vies de beaucoup. Selon les chiffres de l’OMS, une personne sur quatre est atteinte d’un trouble mental durant sa vie. Ce genre de spectacle parait donc essentiel pour aborder la santé mentale avec justesse et sans dramatisation. Ce que j’ai surtout apprécié, c’est la manière dont l’humour est utilisé et dosé pour trouver un juste milieu afin de traiter les troubles mentaux avec sérieux et sans faux-semblants. La pièce offre une belle illustration de la manière d’accompagner une personne dont la santé mentale se trouve en péril, de comment l’aider, l’aimer, mais aussi de comment la protéger sans s’oublier soi-même. Elle apporte aussi une réponse à la question de savoir comment continuer à vibrer et à développer sa créativité lorsqu’on est anéanti par une forte prise de médicaments.
Les relations entre les personnes sont tout aussi intéressantes et captivantes. J’ai particulièrement apprécié le lien qui unit Anna (Capucine Duchamp) et son amoureux Oliver (Sigfrid Moncada). Il voit Anna telle qu’elle est, une femme forte, inspirante, à la personnalité aux mille teintes. Il va au-delà de la maladie, laissant percevoir un amour vrai et innocent et cela rend leur relation attachante pour les spectateurs. Le choc des générations, entre Anna et sa maman Renée, est également intéressant à découvrir. On peut voir une mère aimant sa fille d’un amour inconditionnel mais abimé par les années de traitement douloureux. Elle veut le mieux pour Anna mais agit parfois avec maladresse, se laissant de côté au fil du temps. Leur lien parait fragile puisque leurs conflits sont fréquents et leurs générations bien différentes. Cependant, elles sont indéniablement liées par l’amour et l’attention qu’elles portent l’une envers l’autre.
La mise en scène, combinée avec le texte, permet de plonger dans l’atmosphère du récit et des ressentis des personnages. La salle est très souvent plongée dans la pénombre, même si des jeux de lumière viennent l’éclairer de temps à autre. Cela m’a permis de m’immiscer complètement dans la vie d’Anna et de ressentir la pénombre qui l’envahit au rythme des médicaments qu’elle doit ingérer. J’ai également beaucoup aimé le fait que de nombreuses scènes se jouent en duo. Anna fait souvent partie de ce duo, accompagnée de ses proches. On comprend alors mieux leurs relations, les liens qui les unissent et les raisons de leurs éventuelles ruptures. J’ai beaucoup apprécié les monologues d’Anna, mais aussi les différents instants de lecture de ses textes d’enfants. Lors de ceux-ci, le spectateur sort de l’univers médical pour se retrouver plongé dans l’imaginaire d’une enfant qui écrit divinement bien. Cela permet de se créer une image mentale du monde d’Anna et de ses différentes facettes.
Cette pièce propose donc une immersion totale au sein du monde de la santé mentale. Le spectateur rit, se questionne, vit les émotions des personnages et va jusqu’à remettre en question la manière dont la société traite les troubles mentaux : comme le disait Jiddu Krishnamurti, « ce n’est pas un signe de bonne santé mentale d’être adapté à une société malade ».