Kinky Birds de Elsa Poisot : une pièce où l’on ne comprend pas ce qui est kinky ni où sont les oiseaux mais dans laquelle Catherine Salée miaule vraiment bien.
Quand on voit plusieurs spectacles en une journée, on se rend d’autant mieux compte de la diversité des offres au théâtre, a fortiori au sein d’un même festival célébrant la création émergente. Après avoir vu F. (l’autre femme) , dont vous entendrez parler bientôt sur Karoo, on remarque que Kinky Birds se trouve aux antipodes de cette proposition.
Sous couvert de traiter un fait divers des plus glaçants – une femme est agressée dans un métro bruxellois et personne parmi les autres voyageurs ne réagit –, Elsa Poisot tire le portrait d’usagers du métro, petit échantillon de la composition de notre société étudié sous son microscope. Tantôt stéréotypée, tantôt plus nuancée, cette galerie de personnages agit comme un miroir dressé vers le spectateur : « Et toi, qui es-tu dans ce microcosme de voyageurs ? »
Un à un, les personnages nous livrent une facette de la réalité du voyage : la promiscuité imposée par le lieu et par les comportements des compagnons de route, la banalisation de la violence, la peur, l’incompréhension, les ségrégations – conscientes ou inconscientes – mais aussi la rencontre avec l’autre, le flirt, le début d’une belle histoire.
Kinky Birds explore une forme de narration fractionnée qui hypnotise le spectateur. La temporalité y est complètement éclatée. Les tableaux s’enchaînent, au spectateur de comprendre où les situer sur la ligne du temps : juste avant l’agression ? Bien avant ? Juste après ? Des années après l’agression ? Selon le point de vue de quel personnage ?
Il y a quelque chose de fascinant à recouper les témoignages. Non pas pour découvrir l’auteur ou le mobile du crime, là n’est pas le propos, mais pour tenter de reconstituer, sans jugement aucun, à la manière d’un tableau impressionniste, les mille et une circonstances qui ont permis un tel résultat.
Une telle intrigue aurait amplement suffi à nourrir un spectacle, mais l’auteure y a mêlé deux autres dimensions.
De temps à autre, un tableau apparaît pour ébaucher l’usure du couple, comme une douce tragédie que les protagonistes ne peuvent se résoudre à éviter. (Ces scènes sont particulièrement jouissives, tant dans l’écriture des dialogues que dans la volonté de mêler les temporalités.)
D’autre part, une ambiance glaciale se fait sentir pour annoncer un futur des plus sombres. Il s’agit d’une vision pour le moins effrayante de notre société de demain : un monde où la précarité s’est généralisée, où la misère agit comme une menace pour les rares personnes qui ont pu garder un métier dont le sens a de toute façon disparu. Un monde où l’extrême division du travail et des responsabilités qui en découlent ont mené à la déshumanisation la plus totale. Un monde où seule une pilule, Lou, permet de résister aux chocs post-traumatiques que ne cesse de provoquer cette société malade.
« Tout ça ? » Oui. Et on en sort lessivé. Mais on en sort surtout partagé entre l’envie d’applaudir à s’en faire mal aux mains tant l’écriture de certaines scènes est précise et l’éclatement de la narration envoûtant, mais aussi l’envie de couper à grands coups de ciseaux dans ce triple spectacle qui, à moins s’éparpiller, gagnerait sans doute en efficacité.