est un objet artistique hybride. C’est le témoignage très émouvant d’une histoire familiale, mêlant photographies, archives et textes. C’est aussi un livre d’art. Un livre sur l’art du témoignage, peut-être ?
Rencontre avec l’œuvre et son auteure.
Comment raconter sa propre histoire ? Celle de Brigitte Moulart est forte. Ses deux parents se sont suicidés à quelques mois d’intervalle, alors qu’elle était encore adolescente. Son projet initial est photographique. Formée à la photographie à l’académie des Beaux-Arts d’Arlon, Brigitte Moulart imagine réunir, relier, une dizaine de ses images pour évoquer son histoire. Il faut dire que ses images ont la puissance du récit. Elle procède par mises en scène dans des lieux où elle retourne inlassablement : une cabane, une caravane, un bois, un étang. Dans ces décors de nature un peu sauvage ou de presque-maison, elle installe ses modèles ou elle-même. Ils posent face caméra, sans jeu, presque sans expression. Il en résulte la sensation d’un moment suspendu qui laisse au regard du spectateur le soin de démêler l’histoire. Interrogée sur ses références, Brigitte Moulart dit aimer le travail des femmes. Elle cite Diane Arbus dont elle admire l’attrait pour un étrange dont elle n’est pas issue. Elle évoque également les portraits de Rineke Dijkstra. « Je préfère aussi les modèles féminins », dit-elle. À part son frère et son fils, elle n’a jamais photographié que des femmes.
C’est après être tombée sur une photographie de sa mère que Brigitte Moulart décide d’enrichir la matière de son projet. L’image, l’une des seules en couleur dans le livre, occupe une double page. Sa mère y pose debout, de profil, les bras le long du corps, devant un somptueux paysage de montagne. « Cette photo, écrit-elle, j’aurais pu la prendre : personnage mystérieux perdu dans la nature. » En effet, la ressemblance avec son propre travail photographique est troublante. Quelques dizaines de pages plus loin, on est frappé de découvrir une photo qu’elle a réalisée de son fils : il pose debout, de trois-quarts, les bras le long du corps, intégré dans le paysage d’une forêt.
Commence alors le travail sur les archives. Brigitte Moulart a retrouvé des photographies de famille, mais aussi des lettres, des cartes postales, des dessins d’enfant. La dernière étape de construction sera le texte. D’abord elle n’osait pas. « Il faut être écrivain pour écrire », dit-elle. Finalement elle s’autorise un texte épuré et spontané, qui éclaire et accompagne les images. Ses mots tissent un lien entre les objets qu’elle a déposés dans le livre. Ils offrent des légendes aux photographies.
La lecture du livre est singulière : les textes sont rassemblés sur quelques séries de pages intercalées entre les pages d’images et d’archives. Ils se réfèrent tantôt aux documents qui précèdent, tantôt à ceux qui suivent. Le lecteur dès lors lit deux fois les images : une première fois seules, une seconde avec l’accompagnement du texte. Cette double lecture souligne la puissance évocatrice de l’univers photographique de Brigitte Moulart. Avant même qu’elle ne livre par ses mots sa propre version de l’histoire, on avait déjà construit la nôtre de manière intuitive, presque onirique. On prend conscience de la subjectivité inévitable du récit : quelle est la vraie version de l’histoire ? Celle que l’auteur nous délivre ou celle que notre imaginaire a coconstruite aux côtés de l’auteur ?
Lorsque j’ai interrogé Brigitte Moulart sur ses motivations à réaliser ce projet, elle a évoqué la transmission. « Je le fais pour mes parents, dit-elle, pour mes enfants, mes petits-enfants. J’avais besoin de déposer cette histoire. » Elle a organisé le livre en quatre parties qui sont autant de générations. Mais il convient de souligner que la génération de référence n’est pas la sienne – pas elle, donc – mais celle de ses parents. Ainsi la partie sur la troisième génération – ses enfants à elle – est-elle intitulée « leurs petits-enfants ». Ce détail révèle la délicatesse d’un travail qui ne cherche pas à placer l’auteure au centre d’un drame. « Je voulais rester humble, confie Brigitte Moulart, ne pas faire une gloire de cette histoire. »
C’est peut-être cette humilité qui fait qu’à aucun moment on ne ressent de complaisance au récit de soi-même. Les lassés de l’autofiction ne devraient pas fuir ce livre. En le découvrant, j’ai pensé à Annie Ernaux dont les mots disent si bien la photographie. J’ai pensé à Sophie Calle qui trouve dans ses mises en scène un moyen de travestir, voire de transcender son histoire. C’est par l’Art que l’on dit davantage que soi en disant je .