La Gaieté me sidère de Clarisse Michaux
Rencontre intime entre celle qui regarde et celle qui se dévoile

La Gaieté me sidère est un recueil poétique composé de textes en prose écrit par Clarisse Michaux et publié en 2024. L’autrice nous livre son expérience de spectatrice active face au film Jeanne Dielman réalisé par Chantal Akerman en 1975. Elle nous invite à plonger dans le quotidien de Jeanne, à suivre ses traces et à dialoguer avec elle.
Au sein de son recueil poétique qui repose sur des questionnements existentiels, Clarisse Michaux entreprend un voyage immersif à travers le quotidien de Jeanne Dielman, suivant ses pas tout au long du film. Jeanne Dielman est un film contemplatif qui suit la vie de Jeanne, une femme d'âge moyen, veuve et mère d’un jeune garçon, qui répète constamment les gestes domestiques dans la solitude et le silence. Une émancipation graduelle se révélera à travers le changement de ses gestes. La durée étirée de l’œuvre de Chantal Akerman pousse Clarisse Michaux à se concentrer sur les détails que l’on a tendance à négliger : les espaces, les allées, les vêtements, les objets, le nombre d’étages avant d’arriver à l’appartement, ou encore les gestes simples de Jeanne lorsqu'elle plie ses vêtements ou prépare son repas. Face à l'ennui qui s'installe, l’autrice s’engage dans une réflexion profonde, se concentrant sur chaque élément du film, jusqu’à établir un dialogue intime entre elle et la protagoniste, déclarant même qu'une sorte d’amitié naît entre elles, elle écrit:
« l’ennui de mon ennui n’est
que mon ennemi et ce qui ennuie mon
ennui me désennuie .
je suis peut-être l’amie de Jeanne
Dielman »
Elle s’adresse à Jeanne directement en utilisant le pronom « tu ». Elle utilise aussi le pronom « je » quand elle se met dans la peau de Jeanne. L'autrice se compare aussi à Jeanne, par exemple, elle écrit: « Jeanne Dielman a le même plateau en bois doré que chez moi. »
À travers ce dialogue, l’autrice partage sa propre subjectivité et ses ressentis, passant par l'ennui face à la longueur monotone du film, la haine envers le fils de Jeanne, et un soulagement intense lors de l’assassinat. Elle explore sa propre jeunesse torturée, son incapacité à porter les mêmes tenues que Jeanne, et se demande ce que cela signifierait si Jeanne était sa tante. Elle interroge aussi la complexité des gestes de la protagoniste et se perd dans la question « Que faire ? », cherchant à comprendre le sens de cette existence figée dans une répétition constante.

Clarisse Michaux ajoute une dimension symbolique, un refrain qui devient un hymne à la condition de la femme et à l’héritage d’un genre opprimé :
« même quand elle ne fait pas de ménage elle
continue à chercher
du ménage dans sa tête même »
Elle se sert de la métaphore de l'oie blanche crochetée sur le couvre-lit par la grand-mère de la grand-mère de Jeanne, une oie incapable de partir vers l’étang, clouée sur le lit. Elle inclut également une lettre imaginaire, écrite « si la personne dans ce texte devrait vous écrire une lettre ». Dans celle-ci, elle exprime d’abord son refus de regarder le film, convaincue d’avance qu'il serait parfait. Elle savait que l’œuvre traiterait d’un quotidien morne et répétitif, celui d'une femme qui épluche des pommes de terre. Et pourtant, même face à l'ennui apparent d'une scène où Jeanne s'affale sur le canapé, Clarisse Michaux est conquise. Elle comprend alors la révolution que porte ce film : il ne cherche pas à interpeller le spectateur avec une action héroïque ou un événement spectaculaire souvent joué par des hommes, mais avec les gestes quotidiens et souvent invisibilisés des femmes.
Ce mélange de formats d’écriture dans l’œuvre de Clarisse Michaux nous invite à une immersion profonde, nous permettant d'imaginer le film sans l'avoir vu, grâce à ses descriptions minutieuses. L’analyse détaillée de l’œuvre résonne avec la condition féminine en 1975, tout en faisant écho à notre société contemporaine, toujours marquée par des pensées patriarcales. À travers ses poèmes, je me sens spectatrice active du texte et du film, dialoguant avec les deux femmes, comme si j'étais plongée dans une mise en abyme, une double analyse d’œuvres, ayant déjà vu Jeanne Dielman avant de lire l’ouvrage.
Clarisse Michaux partage une réflexion que j’ai moi-même eue en visionnant le film : l’importance de l’ennui, de la durée. Elle écrit : « cette femme m’a infligé une durée que je ne connaissais pas »; Akerman nous ouvre à un autre espace temporel, bien loin du rythme rapide imposé par la société capitaliste. Ce film nous arrête dans le temps, comme une forme de méditation, un état de pleine conscience où nous prêtons attention à des détails souvent oubliés, tels que l’expression du visage de Jeanne, le décor de son appartement, ou encore ses tenues. Ces petits détails de la vie quotidienne, pourtant essentiels à notre existence, sont souvent ignorés car nous sommes absorbés par d’autres stimulations anxiogènes.
Le film nous offre également l’opportunité d'observer une femme à travers le regard d’une autre femme, ce que l’on pourrait appeler le female gaze. Ce regard de la femme place la femme en tant que sujet actif dans l’œuvre, plutôt qu'en tant qu’objet passif souvent perçu à travers le regard masculin. En ce sens, il modifie les rapports de genre, en rendant visibles les gestes quotidiens d’une femme, souvent soumis à la détermination sociale et à l’oppression masculine.
À travers son écriture poétique, Clarisse Michaux nous invite donc à devenir spectateurs actifs à ses côtés, observant avec attention les gestes de Jeanne. Son analyse du film remet en question notre rôle en tant que spectateur, en nous poussant à réfléchir sur la représentation du quotidien au cinéma et sur la manière de s’affranchir dans nos attentes des formats traditionnels centrés sur l’action héroïque et le spectaculaire.