Dans sa comédie noire, Armando Iannucci satirise le passé pour mieux nous renvoyer à notre présent.
La mort de Joseph Staline, le 5 mars 1953, lui sied plutôt bien. Frappé par une attaque cérébrale, il s’effondre dans sa chambre. Le bruit de sa chute est audible, mais personne ne vient l’aider, car aucun de ses gardes n’ose le déranger. On en a fusillé pour moins que ça. Lorsqu’on le découvre enfin, gisant dans une flaque d’urine, il est évident qu’il doit être secouru au plus vite, mais son comité doit d’abord être réuni pour décider de la meilleure marche à suivre. Un docteur serait la solution idéale, mais tous les médecins compétents ont été exécutés ou déportés, de peur qu’ils utilisent leur science pour empoisonner le dictateur. Que faire ? Lorsqu’une alternative est enfin trouvée, il est déjà trop tard, et le chef d’État a passé l’arme à gauche, victime de son propre corps… et du monstrueux système de terreur qu’il a lui-même mis en place. Rire de la mort n’est pas toujours chose aisée, mais c’est incroyablement plus facile de faire fonctionner ses zygomatiques lorsqu’il s’agit de se moquer d’un dictateur meurtrier et des puissants monstres qui lui ressemblent.
Cette leçon, la Mort de Staline l’a parfaitement intégrée. Comédie noire particulièrement acide, le film d’Armando Iannucci est une farce féroce qui entreprend de nous faire rire du stalinisme et du totalitarisme en s’attaquant à tout ce que ces systèmes politiques peuvent avoir d’horrible, de ridicule et d’absurde. En bref : provoquer l’hilarité entre deux exécutions sommaires.
Comme le titre le suggère, Staline lui-même n’occupe pas un rôle central dans le récit. Son dernier souffle n’a même pas encore été expiré que ses conseillers envahissent déjà la scène, prêts à se battre pour le gros lot : prendre la place du dictateur. Si l’opportunisme avait un visage, ce serait la tête bouffie par la lâcheté et l’hypocrisie de ces hommes capables de tout pour obtenir le pouvoir et sauver leur peau. Certains, tels que le ministre de l’Intérieur Lavrentiy Beria, sont pires que d’autres, mais ils sont tous d’odieux personnages, usant et abusant de leur pouvoir sans réserve. Entre eux, les coups bas se multiplient, sans souci des conséquences de leurs actions sur le monde qui les entoure. Leur sport favori semble être de se renvoyer la patate chaude, comme une bande de gamins refusant de prendre leurs responsabilités. Personne, bien sûr, n’en sort vraiment vainqueur.
Les métaphores pour les qualifier s’imposent d’elles-mêmes : ce sont des mouches à cadavres, des bouffons du roi, des requins de la politique, prêts à s’entretuer dès que la première goutte de sang de leur chef bien-aimé est versée. Ils s’insultent très bien eux-mêmes, à coups de répliques jouissives, mais le film ne rate pas une occasion de les ridiculiser, d’un rire à la fois malsain et salvateur.
Dans ce cauchemar totalitariste, les situations absurdes abondent. Qu’attendre d’autre d’un système en contradiction complète avec lui-même et qui ne supporte pas la moindre opposition ? Pour son réalisateur et scénariste, Armando Iannucci, s’attaquer au totalitarisme est en quelque sorte une suite logique de son travail. Son goût prononcé pour la satire politique est bien connu − les séries Veep et The Thick of It ou le film In the Loop avaient déjà passé aux cribles parlementaires, vice-présidents et autres fonctionnaires d’État − et la Mort de Staline constitue un prolongement encore plus sombre de ces œuvres caustiques. Dans sa folie, le film évoque aussi Docteur Folamour de Stanley Kubrick, tandis que l’incompétence de ses personnages rappelle celles des autorités d’ Au feu les pompiers de Milos Forman. Comme ces longs métrages, il fait le portrait d’un monde laissé entre les mains de gens qui le détruisent.
Parfois hilarant, parfois glaçant, et souvent les deux à la fois, la Mort de Staline joue un dangereux numéro d’équilibriste. Son humour pousse fréquemment le spectateur dans ses retranchements, l’encourageant à rire de la mort et d’actes cruels. Mais le film sait aussi se placer des limites, faisant des ignobles politiciens les vraies victimes de sa hargne comique, plutôt que le peuple soviétique qui subit leurs décisions.
Tourné à Londres, le film impressionne par ses décors, saisissants de réalisme et de minutie. La précision n’est cependant pas l’objectif principal du film qui prend de nombreuses libertés avec l’histoire, condensant notamment les événements des quelques mois qui ont suivi la mort de Staline en une poignée de jours.
La véracité n’est pas non plus présente dans le choix des acteurs, qui sont tous anglophones. Jeffrey Tambor, Michael Palin, Steve Buscemi, et bien d’autres : aucun d’entre eux ne s’exprime en russe et — joie ! — personne ne tente maladroitement d’en adopter l’accent, comme c’est trop fréquemment le cas . Leur parler est celui de Brooklyn, des alentours de Londres ou de la côte Ouest des États-Unis, et pas le moindre effort n’est accompli pour nous convaincre du contraire. À vrai dire, leurs insultes et répliques cinglantes (mais délicieuses) ne sont même pas d’époque.
L’effet, dans un premier temps déconcertant, se dissipe rapidement, et vient apporter une intemporalité au récit, pourtant ancré dans un contexte historique précis. C’est une manière comme une autre de ramener la situation au présent, puisque ce jeu de massacre parlera à toute personne qui suit un tant soit peu l’actualité du moment. À une période où, en Russie comme aux États-Unis (et dans bien d’autres pays), la folie semble avoir pris d’assaut la politique, la Mort de Staline est un cinglant rappel que l’absurdité, la cruauté et la bêtise ne sont en rien une nouveauté dans les hautes sphères du pouvoir : elles en sont souvent l’essence. Il y a une vraie inquiétude qui traverse le film, qui vise autant notre passé que notre avenir.
De cet état du monde pour le moins navrant, le film nous propose de rire. Pas parce que les actions odieuses de ses personnages ne méritent pas d’être prises au sérieux, mais parce que la dérision est une manière essentielle de lutter contre les puissants de ce monde.