La naissance d’un écrivain
Le Belge Christophe Levaux publie chez Quidam un premier roman qui signe son entrée en littérature. Si la Disparition de la chasse peine un peu à tisser un récit auquel accrocher son lecteur, il marque l’esprit par une écriture audacieuse d’une grande modernité.
J’ai failli ne pas aimer ce livre. Dès les premières lignes, j’ai eu peur d’y trouver ce qui est pour moi un repoussoir dans une certaine littérature contemporaine : le fait, chez des écrivains dotés d’un joli talent, de se regarder écrire en déployant leur style à vide. Je suis de ces lectrices un peu conventionnelles qui aiment que les mots disent ou racontent. J’ai changé d’avis aux alentours de la deuxième phrase (à ma décharge, la première est fort longue, on a le temps d’y tergiverser). On ne saurait invoquer le vide à la découverte de cette écriture bouillonnante, foisonnante, qui déborde d’inventivité et dévoile en ouverture une spectaculaire évocation de la gare des Guillemins à Liège.
« Elle surplombe tout le quartier, la gare, masse rutilante d’acier et de verre. Elle brille. Elle crève les yeux les jours où le soleil perce. On se sent tout petit, là en bas, sous cette démonstration aveuglante de puissance industrielle, tout nigaud devant les prouesses d’ingénierie, l’acier qui se contorsionne et le plexiglas qui se déploie à perte de vue. À y regarder de plus près pourtant, on voit la rouille s’agripper aux boulons monumentaux et se répandre sur les piliers d’un blanc qu’on avait d’abord cru immaculé depuis les quais, on avait pas fait trop gaffe, affairé à ravaler l’angoisse de la journée qui commence en vérifiant compulsivement qu’on a oublié ni ses contrats, ni son en-cas au fond de sa mallette. »
L’histoire pourtant m’a un peu manqué tout au long de la lecture. Je serais d’ailleurs bien en peine de pitcher le livre. Si je m’y essaie : Thierry, un type qui a un peu galéré au chômage, décroche finalement grâce à son ancienne camarade Audrey un job dans la boîte de Jean-Pierre. Tout ce joli monde un rien désabusé se retrouve quelque part pour une journée d’entreprise . Et la chasse dans tout ça ? Oh, pas grand-chose. Le grand-père de Thierry était chasseur.
Ces quelques traits narratifs sont l’occasion pour l’auteur de dézinguer à tour de bras ses personnages imparfaits, dont il dresse une galerie de portraits sans concessions, un monde du travail vide de sens, le couple déserté par l’amour, le désir obsessionnel et hasardeux.
L’intérêt du livre réside moins dans son pitch maladroitement tenté ci-dessus que dans sa manière d’appréhender le monde en le croquant de ci de là à petites bouchées énervées. L’écriture de Christophe Levaux et la vision qui en découle constituent le vrai fil conducteur du roman. Son style est une construction complexe et résolument moderne. Comme si Christophe Levaux avait ingurgité et digéré des kilos d’écriture journalistique contemporaine type Inrockuptibles à la va comme je te pousse, qui n’hésite pas à dire merde-chier-bite, mêlés à des kilos de grande littérature à longues phrases et vocabulaire pointu. Il en résulte une voix singulière qui ose viser l’excellence littéraire tout en étant résolument ancrée dans son époque.
« L’offre aurait pu être déclinée, sans doute. Ton inactivité n’était pas si désagréable après tout. Pourquoi aller si vite se jeter dans la gueule du loup ? Mais il aurait fallu passer à l’aveu d’échec, à l’angoisse de décevoir, croiser l’œil désapprobateur et triangulaire du PÈRE qui crève les nuages là-haut et lance des éclairs sur ta tronche de pestiféré, affronter la disgrâce publique, les quolibets de la foule, ses jets d’ordure, ses cris vengeurs, sale traitre, renégat, tandis qu’on te conduit vers le bûcher dont les flammes lécheront bientôt tes pieds à l’odeur de cochon grillé. Et sous peu le bourreau jettera le tas de cendres que tu es devenu dans le caniveau, direct répandu à l’égout, pissé dans les catacombes, évaporé dans les enfers. Tout ça pour avoir refusé un CDD. »
La galerie de portraits, fréquente dans les premiers romans, permet à son auteur de déployer sa langue et son regard. Christophe Levaux excelle à cet essai. Peut-être, outre l’excellence, touchera-t-il la grâce lorsqu’il osera le récit et, davantage encore, l’émotion. La prouesse de style de ce nouvel auteur pourrait bien transpercer le cœur de ses lecteurs, au fil de son œuvre à venir. C’est ce que je souhaite, à lui l’auteur, à moi la lectrice. De ce premier roman hautement maitrisé, je garde une furieuse impatience à lire le suivant.