La rétrospective 2020
Les rédacteurs de Karoo jettent un coup d'œil sur leur année culturelle 2020. Livres, films, séries ou musique au temps de la Covid-19...
La période du 1er janvier 2020 à aujourd’hui n’a pas toujours été de tout repos. Ça a même été carrément fatigant, pour ne pas dire épuisant, pour ne pas dire pire. Je n’ai rien d’intelligent à exposer sur l’état du monde ou même celui de la culture. Comme beaucoup, cette année, j’ai surtout tenté de ne pas perdre la boule ; et les livres, les films, les pièces, les œuvres m’ont aidé. Merci à elles.
12 juillet 2020, 20h00, rue Fritz Toussaint numéro 8. Monos , un film de Alejandro Landes. C’est la rentrée pour les cinémas, dont les portes sont fermées depuis mars. Nous sommes au Kinograph, une salle de projection temporaire animée par une joyeuse équipe de passioné·es, située sur le site du See U à Ixelles. La ministre de la Culture, Bénédicte Linard, est présente pour cette grande réouverture. Elle n’est pas la seule. La salle est comble, même avec un public disposé en quinconce, même avec une rangée d’écart entre chaque ligne de sièges. Au milieu de cette foule clairsemée, il y a moi et deux ami-es, qui chuchotons à travers nos masques : « Mais on fait comment pour le popcorn ? »
29 février 2020, Gand, 12h30. Van Eyck, une révolution optique . La plus grande exposition jamais consacrée à Jan van Eyck. Pour ne prendre aucun risque, un parcours chronométré est prévu dans le MSK (Museum of Fine Arts Ghent). Je connais l’heure exacte de notre arrivée pour cette raison : elle est inscrite sur le ticket. Sur mon téléphone, j’ai retrouvé la note suivante : « Van Eyck. Son Eve tient dans la main un agrume non-entamé. Sa révélation a lieu dans un appartement bourgeois. Son Jésus porte une croix en forme de T. Il ne faut pas se fier à la précision du peintre. » Je n’ai pas eu le temps d’écrire davantage.
18 mars, 12h, dans mon deux-pièces. J’assiste impuissant à la mise en place du « Premier Confinement », annoncé la veille par Sophie Wilmès. Je suis alors professeur de français pour la première année et je viens de passer en temps plein. Je passe les infos en revue dans ma tête, en mesure les conséquences. Je ne rencontrerai mes nouvelles classes que virtuellement. Je ne verrai jamais le visage de la plupart de ces élèves. Toutes mes leçons doivent être repensées. Leïla va rater son année d’office. Ça me met le feu au visage. Au même moment, comme pour me consoler, Anne-Lise Remacle lance « La Bibliothèque des confins », un chouette projet de lecture à voix haute, dont les archives sont encore consultables ici et sur YouTube .
16 octobre 2020, Charleroi-Sud, 14h00. Je fais le tour de la statue de Spirou & Spip en fumant une cigarette pendant que mon itinéraire charge sur Google Maps. C’est la première fois que je me rends au Vecteur. Le festival Livresse s’y est maintenu envers et contre tout, mais je n’y croiserai pas grand monde. Seul dans une librairie spacieuse comme une galerie, seul au Rayon , seul devant une session d’information sur l’emploi artistique, seul à l’exposition de Vincent Wagnair , j’ai l’impression d’être descendu de mon vaisseau à la mauvaise heure au meilleur endroit.
18 février 2020, Ixelles, 10h. C’est le Printemps du livre à la Maison des Auteurs et des Autrices. Et quelle saison pour le livre, si on savait ! Mais on ne sait pas. Dans une ambiance décontractée, Les Impressions Nouvelles, Espace Nord, ONLIT et Weyrich présentent leurs nouveautés. On n’a désinfecté aucun ouvrage dans le tote bag qu’on me tend. Sur la toile, une jolie sérigraphie représentant une gerbe de fleurs roses émerge d’un livre ouvert. Je découvre à l’intérieur le roman Rodéo d’Aïko Solovkine . Dans les mois qui suivent, ce texte m’accompagnera particulièrement, me rappelant que toutes les parutions de la rentrée littéraire n’ont pas fanées et que certaines ont même essaimé au-delà de nos frontières .
19 septembre, rue Blaes 207, avec Lisa. Le nom de la librairie n’apparaît pas sur la devanture, mais il est tracé à la craie sur un tableau noir : « Météores » précédé de l’indication « Masques obligatoires ! », soulignée deux fois. L’espace, réparti sur deux niveaux, est petit, mais la circulation y est facile. On trouve principalement dans les étagères des livres édités de manière indépendante. Il y a beaucoup d’essais, beaucoup de poésie, « il fait beau et le quartier est super ». On avait bien besoin d’une naissance au milieu de tous ces morts. Je file chercher deux bières, pour fêter ça.
22 février 2020, quelque part entre 20h00 et minuit. Sonic Acts. Un concert de Holly Herndon. J’émerge d’une des pires crises blanches de ma vie au Paradiso, een poppodium in Amsterdam . Devant moi, je n’hallucine pas ce groupe de femmes qui harmonisent leurs voix sur celle d’une intelligence artificielle. Dans une robe beige, Holly lève les bras aux ciels et scande « Physical love / Are you right in front of my eyes ? » comme une automate éprouvant pour la première fois sa capacité de sentience. Un écran géant projette en arrière-plan des images de turbines et de moteurs cuivrés, de monde utopique où la nature et la machine ne font qu’un. La nuque tendue pour ne rien rater, je sens la catharsis gonfler dans ma poitrine.
Avril 2020, partout, tout le temps, j’ennuie les gens avec Sammy Sapin. Tu ne connais pas Sammy Sapin ? Non, mais oui, c’est un vrai poète, mais pas un vrai nom, enfin je crois. En fait, c’est même pas vraiment un poète, c’est un infirmier, mais bon on ne peut jamais être juste poète , de toute façon. Peut-être qu’il ne l’est plus, maintenant. Infirmier, je veux dire. Laisse-moi te lire un passage. Attends, je peux même te faire écouter ses textes sur Soundcloud. Il faut absolument que tu découvres. C’est vraiment bien. Pour mon anniversaire, je vais m’offrir son dernier livre, J’essaie de tuer personne , et je le prêterai à tout le monde tout le temps, à tout le monde à la fois et tous les jours en même temps. Il faut vraiment lire Sammy Sapin. C’est le 18, mon anniversaire, au fait.