critique &
création culturelle

La trilogie des Alex (1/3) : Boy Meets Girl, Mauvais Sang, Les Amants du Pont-Neuf 

L’illusion de la passion

Après le succès encourageant de son premier court-métrage, Strangulation Blues, Leos Carax met en scène trois films entre 1984 et 1991. Boy Meets Girl, Mauvais Sang et Les Amants du Pont-Neuf ont pour comédien principal l’incomparable Denis Lavant qui, dans chacun de ces films, interprète des personnages à la fois différents et remplis de points communs. L’un d’entre eux est leur prénom : Alex ; un autre le sentiment qu’ils partagent tous jusqu’au trop plein : la passion.

Qu’ils soient jeunes hommes perdus, apprentis mafieux ou sans-abri, les Alex de Carax sont mus par la même noirceur. Chacun ne trouve de réconfort que dans la passion, le désir et l’amour ; ils en sont aussi les esclaves, les victimes et parfois les bourreaux.

Passion exaltante

Chez Carax, la passion est incontrôlable, désordonnée. Le cinéaste la met en scène dans Les Amants du Pont-Neuf, notamment lors de la fameuse séquence du 14 juillet où Michèle (Juliette Binoche) et Alex dansent sur le pont. Tout dans leurs mouvements est déstructuré. La musique est un medley passant d’Iggy Pop à Johann Strauss II sans transition ; elle souligne le caractère anarchique de leur relation. Le processus est similaire dans la scène de jet-ski : plutôt que de filmer Binoche qui « surfe » sur la Seine en plan fixe, Carax opte pour une caméra mouvante, presque tremblante. Il en ressort une tension, un effet de montagnes russes, qui sous-entend la violence encore cachée mais grondante de cette relation. Dans les deux séquences, on remarque que c’est Alex qui mène la danse pour la première et qui conduit le bateau pour la seconde. C’est lui, et non Michèle, l’initiateur de cette anarchie.

Cette dynamique est encore plus évidente dans la séquence la plus célèbre de Mauvais Sang : Alex, galvanisé par l’amour qu’il porte à Anna (Juliette Binoche), court dans la rue au rythme du « Modern Love » de David Bowie, tout en se frappant la poitrine. On pense aussi à la scène où Alex renverse une voiture à la seule force de ses bras, car Anna le rejette. Là encore, la passion donne des ailes, des élans de vie, mais charrie aussi une certaine violence. Une question s’impose alors : la source de cette violence ne serait-elle pas moins la passion elle-même que la façon dont les Alex la perçoivent et la traduisent ?

Passions incendiaires

Dans Mauvais Sang, Carax symbolise la passion par le sang, qui évoque le désir mais aussi la violence et la mort. C’est d’autant plus pertinent dans un contexte d’épidémie de sida auquel le film, tourné en 1985, fait référence.

Dans Les Amants du Pont-Neuf, c’est le feu qui sert de parabole. Alex est cracheur de feu : la passion émane donc directement de lui, mais, comme la flamme, elle consume et détruit tout, y compris la femme qu’il aime et lui-même. Il ira jusqu’à se scarifier le ventre d’un tesson de bouteille parce que Michèle s’est absentée une nuit, puis la frappera violemment à son retour. La violence est aussi psychologique : Alex enferme Michèle dans une prison à ciel ouvert. Elle rêve de voyage, mais lui refuse de quitter le pont. Pour la retenir, il jette dans la Seine le maigre pécule qui pourrait lui rendre son autonomie financière, tout en lui faisant penser qu'elle est la responsable, profitant ainsi de son handicap (Michèle est malvoyante). Il lui cache d’ailleurs qu’un traitement peut soigner sa cécité. En maintenant Michèle dans son infirmité, il tente de la retenir auprès de lui : si l’amour rend aveugle, il veut tout faire pour qu’elle ne retrouve pas la vue. Pour ce faire, il brûle les avis de recherche susceptibles de diffuser la nouvelle. La métaphore du feu atteint ici sa pleine dimension destructrice.

Disons-le : l’Alex des Amants du Pont-Neuf serait aujourd’hui qualifié, à juste titre, de pervers narcissique. Il manipule Michèle émotionnellement en lui cachant l’existence d’un traitement, l’isole en la contraignant à rester sur le pont, détruit leur argent et sabote toute tentative de départ ou d’autonomie… Il use de violence physique et psychologique : scarification, coups, enfermement symbolique ; projette ses failles sur elle en lui faisant porter la responsabilité de leur malheur (comme pour l’argent jeté dans la Seine). Et enfin l’empêche de poursuivre son art : Michèle est artiste, mais sa cécité l’empêche de travailler.

Cet Alex annonce une figure plus tardive de l’univers de Carax : le Henry McHenry d’Adam Driver qui lui aussi se rend responsable de la mort de sa compagne Anne (Marion Cotillard) dans Annette (2021). Carax en fait un être misérable, rongé par ses démons, qui finit par sombrer dans l’abîme et emporte avec lui tous ceux qui l'entourent jusqu’à finir seul.

En réalité, dès Boy Meets Girl, Alex cause la mort de sa partenaire, Mireille (Mireille Perrier). Certes, il s’agit d’un accident. Mais si l’on considère l’acte symboliquement, il réaffirme la propension d’Alex à détruire l’objet de son désir.  

On en vient à se demander si Carax filme la passion ou son illusion. Ses Alex sont profondément mélancoliques : celui des Amants du Pont-Neuf tente de se suicider dès l’ouverture ; celui de Boy Meets Girl vient d’être trompé ; celui de Mauvais Sang souffre d’un amour non partagé. Tous cherchent des « relations-pansements », se persuadant que l’amour sera une porte de sortie, mais entraînent souvent leur partenaire dans leur propre noirceur.

Passion tragique

Les passions caraxiennes virent fréquemment à la tragédie. Comme des Phèdre modernes, les personnages semblent condamnés à l’amour, et celui-ci est rarement partagé. Dans Boy Meets Girl, Alex vit mal sa rupture avec Florence (Anna Baldaccini) ; il semble retrouver l’amour avec Mireille, mais leur histoire, à peine amorcée, finit tragiquement. Dans Mauvais Sang, Alex aime Anna (Juliette Binoche), mais celle-ci aime Marc (Michel Piccoli), qui ne semble pas vraiment partager son amour et profite davantage d’elle. Enfin, Thomas aime Lise (Julie Delpy), mais celle-ci est éprise d’Alex, lequel la rejette. Chacun des personnages est profondément amoureux et prêt à tout pour l’objet de son désir : Thomas trahit Alex dans l’espoir que Lise l’oublie, Lise sauve la vie d’Alex sans réelle reconnaissance, Alex choisit de ne pas trahir Marc pour Anna, et enfin Anna sacrifie sa jeunesse à un homme qui ne la respecte pas. Une abnégation totale mais vaine, car jamais leurs sentiments ne seront partagés par la bonne personne. Alex meurt dans les bras d’Anna alors même qu’il avait la possibilité de s’enfuir. Sénèque et Corneille ne sont pas loin : la tragédie prend ici tout son sens dans sa dimension la plus classique et antique du genre ;  les personnages sont punis pour s’être désirés, chacun subit un chassé-croisé de passions impossibles qui confère au tout un goût de cruelle ironie.

La conclusion de Boy Meets Girl rappelle celle de Roméo et Juliette : Mireille serre contre elle une paire de ciseaux avec laquelle elle compte se donner la mort, mais c’est Alex qui les enfonce accidentellement dans sa poitrine en tentant de l’enlacer. Le plan final du film pourrait être celui d’une interprétation de la pièce de Shakespeare. Hans (Klaus-Michael Grüber) dans Les Amants du Pont-Neuf connaît un destin similaire : ami et mentor d’Alex, acariâtre, hanté par la perte de sa bien-aimée, il finira par se donner la mort. Dans Les Amants du Pont-Neuf, la relation aboutit pour la première fois, mais, comme décrit plus tôt, le tragique se joue désormais au sein même du couple.

Alex subit aussi des trahisons amicales dans Boy Meets Girl et Mauvais Sang, à chaque fois par un personnage nommé Thomas (interprété par Christian Cloarec dans le premier et Jérôme Zucca dans le second), ce qui crée un jumelage entre ces deux figures. Le premier Thomas a une aventure avec Florence alors qu’elle est en couple avec Alex. Le second, comme décrit plus tôt, dénonce Alex à la police alors qu’il s’apprête à voler le sérum STBO. Ces trahisons sont autant de coups de poignard qui renforcent la dimension tragique du personnage.

Passion rédemptrice ?

Pourtant, la fin des Amants du Pont-Neuf refuse de s’engouffrer pleinement dans le tragique et s’achève sur une note étonnamment lumineuse. Après trois ans de prison, Alex retrouve Michèle sur le viaduc enneigé, mais alors que Michèle s’apprête à partir, Alex se jette sur elle et les deux tombent dans la Seine. Ils sont repêchés par un bateau qui les amène sur « la berge », qui métaphorise peut-être un nouveau départ. Alex ne boîte plus, Michèle a retrouvé la vue ; leurs stigmates physiques — métaphores de leurs blessures intérieures — se sont résorbés. Après avoir plongé, les amants se débattent sous l’eau pour tenter de remonter. Ils finissent par y parvenir, non sans difficulté, comme s’ils avaient pu sortir des enfers à la manière d’Orphée et Eurydice. L’eau de la Seine a aussi peut-être valeur de purification pour les personnages, qui se débarrassent une bonne fois pour toutes de leurs tares afin de repartir sur de nouvelles bases. Ce dernier quart prend presque les atours de la romance : retrouvailles sous la neige, chutes d’Alex et rires de Michèle, baisers passionnés.

Mais ce quasi happy end est à relativiser et pourrait s’avérer bien plus subtil. Une fois dans le bateau, les amants s’assoient l’un à côté de l’autre. Carax en profite pour citer le célèbre plan du Lauréat de Mike Nichols dans lequel Dustin Hoffman et Katharine Ross sont eux aussi assis côte à côte, cette fois-ci à l’arrière d’un bus. Dans le film de 1967, ce plan intervient après une « fuite » des personnages, qui a pour eux valeur de libération et de renouveau : ils vont enfin pouvoir vivre leur amour librement. Mais rapidement, Nichols fait s’effacer les sourires des lèvres ; la joie laisse place au doute. Chez Carax les sourires ne s’effacent pas vraiment mais comme Nichols, il fait durer le plan, assez pour créer un effet de dissonance : les rictus sont figés, forcés... Le cinéaste s’interroge peut-être : l’avenir sera-t-il vraiment plus clément ? Après tout, le point de départ de ce renouveau est un acte de violence de la part d’Alex, qui pousse tout de même Michèle du haut d’un pont dans la Seine en plein hiver. Si Eurydice sort des enfer c’est pour mieux y retourner et ce par la faute d’Orphée. Carax se veut donc moins radical (plus subtil ?) dans son approche et, pour la première fois, laisse ses personnages sur une fin ouverte.

Il est difficile de ne pas imaginer un Carax malheureux en amour : la conclusion plus ambiguë des Amants du Pont-Neuf vient peut-être du fait qu’il est, au moment de l’écriture, en couple avec sa comédienne favorite Juliette Binoche — relation qui prendra fin durant le tournage. La cruelle ironie ne se joue pas que dans les films. Bien sûr (et heureusement), il ne faut pas limiter les films de Carax à une perspective strictement autobiographique. L’auteur y fait surtout part d’un sentiment de mal-être profond, d’une mélancolie, et de la propension que ceux-ci ont à s’immiscer dans les relations, à en être, tout à la fois, cause et conséquence. Pour les Alex, la relation – qu’elle aboutisse ou non – rime avec tragique, souvent avec violence et déception. Les Alex semblent à la fois condamnés par une puissance supérieure, mais aussi (à divers niveaux selon les films) par eux-mêmes.

Passions futures

Il y a aussi des ponts évidents à tracer entre les premiers films de l’auteur et les suivants : la thématique centrale de la passion, du désir et de l’amour innerve toute son œuvre. L’intéressé disait lui-même au micro d’Augustin Trapenard dans l’émission Boomerang à quel point toute sa filmographie pouvait être lue au regard du titre de son premier film, Boy Meets Girl. Pola X et Annette continuent ainsi d’interroger le désir brûlant, et les dangers et dérives qui peuvent l’accompagner. Holy Motors, à sa façon, ne parle aussi que de ça : à travers ses mille vies, le personnage de Monsieur Oscar ne cherche qu’à toucher les émotions humaines, et en premier lieu la jouissance, le partage, l’amour toujours, parfois jusqu’au trop plein.

Même rédacteur·ice :

Boy Meets Girl, Mauvais Sang, Les Amants du Pont-Neuf

Réalisé par Leos Carax
Avec Denis LavantJuliette Binoche, Mireille Perrier
France, 1984, 1986, 1991
104 minutes (Boy Meets Girl), 116 minutes (Mauvais Sang), 125 Minutes (Les Amants du Pont-Neuf)

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