critique &
création culturelle

La trilogie des Alex (2/3) : Boy Meets Girl, Mauvais Sang, Les Amants du Pont-Neuf

Les enfants perdus

Aucun âge n’est jamais donné aux personnages des films de Leos Carax, mais si on se réfère à celui des comédiens, ce sont des vingtenaires. L’auteur est lui-même relativement jeune au moment d’écrire ces films et cela se ressent : il y a quelque choses d’adolescent dans la trilogie des Alex, dans ses dialogues, dans ses scénarios. C’est aussi cela qui fait toute sa beauté : ce sont des films sur de jeunes marginaux romantiques et torturés mis en scène par un jeune marginal romantique et torturé.

La rencontre d’Alex et Mireille dans Boy Meets Girl réunit deux êtres brisés. Ils ne se mêlent pas à la soirée à laquelle ils assistent et s’enferment dans la cuisine où ils conversent toute la nuit. Mireille ne semble pas beaucoup sortir de chez elle, Alex est solitaire comme tous ces homonymes : c’est un taiseux. Ce sont deux personnages en marge. Ils se reconnaissent dans cet écart social ainsi que dans la mélancolie qui les anime (ayant tous deux subi une séparation douloureuse récemment).

Dans Mauvais Sang, la bande de truands composée de Marc et Hans (Hans Meyer) est bien loin de l’image qu’on se fait de dangereux mafieux. Ce sont deux hommes âgés, fatigués par la vie, pas vraiment fortunés. Si la vie de gangster est déjà marginale en soi, celle-ci l’est encore davantage.

Dans Les Amants du Pont-Neuf, Alex et Michèle sont tous deux à la rue dès le début du film et portent en eux de profondes blessures physiques et psychiques. Leurs revenus consistent à endormir des inconnus pour voler leurs portefeuilles. Difficile de faire plus en marge que cela. Le film s’ouvre d’ailleurs sur un bus transportant plusieurs sans-abris. Dans les douches du centre d’accueil, on voit des corps et des visages abîmés par la vie, par la rue. On voit surtout le corps d’Alex, gisant au sol, nu, presque déshumanisé. Personne ne se soucie de sa blessure. Plus tard dans le film, il est violenté par la police lors d’un interrogatoire, et encore une fois, personne ne viendra s’en plaindre. Tous ces personnages incarnent des rebuts, des êtres invisibles.

Les amours d’Alex pourraient être vues comme une version « dégénérée » d’Antoine et Christine dans la saga Doinel de Truffaut (Les 400 coups, Antoine et Colette, Baisers volés, L’Amour en fuite). À bien y regarder, les Alex de Carax ne sont pas si éloignés d’Antoine : ils sont tous deux des reflets de leurs créateurs, ce sont aussi des marginaux (c’est en tout cas le cas de Doinel dans Les 400 coups), tous deux sont passionnés en amour, commettent des fautes, mais évoluent en même temps que leur metteur en scène. Mais là où Doinel semble trouver un certain équilibre de vie (il s’embourgeoise, trouve une vocation…), les Alex de Carax semblent condamnés à la marginalité.

Cette volonté d’ancrer ses personnages comme « inadaptés » vient sans doute de la personnalité de Carax lui-même. Mais aussi de son statut de cinéaste : le cinéma caraxien ne ressemble à aucun autre de cette époque :  il impose un style autant visuel que thématique, unique, hors cadre. L’auteur pioche dans certains genres (le polar dans Mauvais Sang, le mélodrame dans Les Amants) mais ne s’y tient jamais scrupuleusement. Il ne cesse d’expérimenter visuellement (passant du noir et blanc de Boy Meets Girl aux couleurs éclatantes de Mauvais Sang). Carax n’est bien sûr pas pour autant exempt d’influences, parmi lesquelles justement François Truffaut, pour son regard mélancolique et personnel. Mais aussi Jean-Luc Godard (Pierrot le fou est partout) pour son goût des marginaux et de l’expérimentation visuelle. On peut aussi citer Jacques Rivette (notamment L’Amour fou) pour son sens du dérèglement narratif et du trouble amoureux en espace urbain. Bien sûr, il charrie des influences plus classiques : le muet est partout, notamment chez Denis Lavant (visage, corporalité, gestuelle). Mais ce sont bien les auteurs de la Nouvelle Vague qui innervent certainement davantage le cinéma caraxien. Le mouvement symbolise justement une rupture, un « pas de côté » avec le cinéma français classique : il n'est donc pas étonnant que l’auteur se retrouve en lui.

Il est intéressant de constater que Carax lui-même a été regroupé avec d’autres cinéastes de sa génération (Jean-Jacques Beineix et Luc Besson) au sein d’un « mouvement critique » : le cinéma du look1. Ces cinéastes, par leur expérimentation visuelle et thématique, étaient justement considérés comme tout à fait en marge du cinéma naturaliste post-Nouvelle Vague en vigueur à l’époque. Pour cela, ce groupe non officiel a été rejeté par une partie de la critique, le terme « cinéma du look » étant initialement péjoratif. Il y a donc aussi quelque chose d’assez générationnel au sein de ce groupe2. C’est une mouvance jeune et qui, comme la Nouvelle Vague en son temps, met régulièrement cette jeunesse en scène.

« Léon » de Luc Besson (1994)

Adolescence

Les Alex de Carax portent en eux quelque chose de résolument juvénile, une candeur à la fois touchante et dangereuse. Pour Carax, la passion amoureuse ramène peut-être chacun à un état d’adolescence : les sentiments, si intenses et contradictoires, explosent en gestes irréfléchis. Ainsi, l’Alex de Boy Meets Girl pousse son ancien ami Thomas dans la Seine, tandis que la violence de l’Alex des Amants du Pont-Neuf puise aussi dans cette impulsivité enfantine. Ce sont aussi des personnages taiseux, dont la sensibilité se lit sur le visage. Denis Lavant aide beaucoup à cela : souvent, en un regard ou un geste, il parvient à transmettre toute l’étendue de l’intensité émotionnelle des Alex. Ce sont des bombes à retardement qui n’attendent que d’exploser.

Ils se confrontent souvent à une autorité paternelle de substitution. Dans Les Amants, Hans joue ce rôle jusqu’à ce qu’Alex s’en détache après sa rencontre avec Michèle. Dans Mauvais Sang, Marc se pose en mentor, mais Alex le défie sans cesse, « fugue » au guidon de sa moto et se place systématiquement en contradiction avec lui.

Dans une célèbre scène de Mauvais Sang, Alex et Anna se lancent de la mousse à raser au visage, riant comme les gamins qu’ils sont en réalité, mais ils camouflent cette partie d’eux-mêmes pour faire face au monde qui les entoure. Cet Alex est le plus mature de la trilogie : il prend des décisions fortes, fait preuve d’initiative, de courage, mais ce n’est finalement que postures. Derrière son sérieux, il bouillonne de désirs inassouvis et d’intensité refoulée. Anna veut plaire à Marc, qui a trois fois son âge, alors elle se travestit en compagne dévouée et calme. La mousse à raser agit alors comme métaphore : un objet d’adulte détourné à des fins enfantines, révélant leur vraie nature derrière le paraître.

L’Alex des Amants est un enfant : tous ses gestes, y compris les plus cruels, sont ceux d’un jeune garçon qui ne réalise jamais l’étendue de son sadisme. Il ne peut avoir accès à l’immoralité de ses gestes car la morale ne fait tout simplement pas partie de son corpus : il doit garder Michèle alors il fait tout pour. Son rapport à Michèle est très parlant car il a davantage besoin d’elle pour l’affection qu’elle peut lui apporter que pour quoi que ce soit d’autre. Même la sexualité semble secondaire pour lui : lorsqu'il observe Michèle se laver, son regard ne semble jamais sexualisant ou pervers, mais ressemble plutôt à celui d’un garçon observant l’altérité du corp féminin. Cela se retrouve aussi dans sa tentative de séduction : il écrit à Michèle une lettre d’amour où il lui demande de répéter une phrase si elle partage ses sentiments. Plus tard, il fait des galipettes dans le couloir du métro et réclame le regard de Michèle comme un enfant celui de sa mère.

Ce genre de détails sont légion dans Boy Meets Girl : les réactions d’Alex sont souvent passives ; observateur, il a tendance à espionner, à écouter aux portes… Tout cela ressemble aux gestes d’un enfant dans son monde, qui ne comprend pas bien celui des adultes et qui se place en spectateur. C’est particulièrement vrai dans la soirée chez Helen. Une séquence cristallise cela lorsque, à la fin du film, il quitte la gare et court pour retrouver Mireille : aussi pressé soit-il, il prend toutefois soin de placer ces pieds au milieu des carreaux du trottoir et de ne surtout pas dépasser. Dans un entretien accordé à La Cinetek, Denis Lavant est d’ailleurs revenu sur la première lecture de cette scène, qui lui a fait réaliser toute la profondeur juvénile de son personnage, qu’il a ensuite intégrée à son interprétation.

Jeunesse en marge

Cette juvénilité des personnages peut être vue comme une marge en soi : ils sont en décalage du monde adulte autour d’eux. Cela leur confère aussi une part foncièrement romantique et poétique, précisément dans leur immaturité. Mais à contrario, ils en sont aussi impulsifs, irréfléchis. Ce sont en somme des écorchés vifs dont les émotions sont décuplées et qu’ils ne parviennent jamais vraiment à gérer (cf. le défouloir sur « Modern Love »), à l’instar des adolescents qu’ils sont restés.

Au-delà des personnages, il y a quelque chose d’adolescent dans la trilogie : de ses dialogues, de ses scénarios, il se dégage une certaine pureté des émotions ; ces films sont souvent semblables à des gestes. Mauvais Sang tout particulièrement semble déborder de partout. S'il ne s’en tient jamais au polar qu’il promet d’être, c’est parce que l’énergie insufflée par son auteur va bien au-delà des conventions de genre. Il en ressort une certaine liberté de création, semblable à Godard et Rivette mais unique à Carax.

Même rédacteur·ice :

Boy Meets Girl, Mauvais Sang, Les Amants du Pont-Neuf

Réalisé par Leos Carax 
Avec Denis LavantJuliette Binoche, Mireille Perrier
France, 1984, 1986 , 1991
104 minutes (Boy Meets Girl), 116 minutes (Mauvais Sang), 125 minutes (Les Amants du Pont-Neuf)

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