critique &
création culturelle

La vielle à roue

anatomie d’un instrument millénaire

La vielle a traversé un millénaire, certes sous diverses formes. Un siècle anoblie, le suivant déchue, elle frôle même la disparition avant de réapparaître à nouveau. Elle est aujourd’hui bien présente mais encore trop peu (ou mal) connue. Dans la deuxième partie de ce dossier, je me penche sur l’architecture, la fabrication de la vielle et son originalité. Ce sera l’occasion de vous partager quelques réflexions sur la pratique de la lutherie qui occupe quotidiennement mon esprit.

« Il y a deux catégories de personnes, celles qui fabriquent les instruments et celles qui en jouent. » C’est la phrase qui m’a été lâchée lors d’une introduction à la vielle à roue, il y a maintenant une bonne année, par un vielliste qui avait pourtant fabriqué son propre instrument. Je lui avais alors rendu visite avec mon instrument rudimentaire, construit par mes soins. Je souhaitais savoir si, en partant de mon instrument et de son expertise, je pourrais me familiariser avec le répertoire de la vielle à roue. Réponse : non ! Niet. Pas possible. Ma vielle était une véritable épave injouable, un clou. Si je me suis senti un peu vexé et surtout déçu ‒ quoique soulagé de ne pas avoir à subir un énième enseignement musical assommant et rébarbatif (ledit professeur disait même tenter de décourager plutôt qu’encourager les personnes qui souhaitent se lancer dans l’exploration de cette pratique) ‒, je dois reconnaître aujourd’hui que j’aurais bien eu des difficultés à jouer quelque répertoire que ce soit avec ma vielle en contreplaqué. Mais la sortie du professeur m’a marqué pour de bon.

Je le disais dans la première partie de ce dossier , pour se procurer une vielle à roue il faut deux choses : un portefeuille bien rempli et beaucoup, beaucoup de patience. Admettons que vous trouviez un luthier pour vous en fabriquer une, il n’est pas impossible que vous attendiez plus de deux ans pour jouer sur l’instrument tant attendu. Ça n’est pas rien à l’échelle d’un apprentissage ou d’une passion éphémère pour une pratique instrumentale. Ce qui nous amène à un constat : beaucoup de musicien·nes se font luthier·ères amateur·ices.

Les réseaux sociaux fourmillent de personnes passionnées, d’informations, de tuyaux sur l’instrument, de tentatives de lutherie en tout genre. Les ressources sont là, incarnées par des personnes éparpillées de l’Europe au continent américain. La communauté vielliste est internationale et diversifiée, tout comme l’instrument. Mais il est difficile de mettre cela uniquement sur le compte de la rareté et du coût de l’instrument même si, de toute évidence, ils y participent. La lutherie de la vielle stimule l’imagination et l’inventivité et montre des tensions intéressantes entre tradition et modernité ou expérimentation. C’est un état d’esprit que j’ai pu rencontrer en m’intéressant aux synthétiseurs modulaires : partage des ressources, circuits en Open Source, inventivité débridée et renouvellement permanent des techniques.

Quand je me suis pris de passion pour la vielle à roue, la question de l’acquisition de l’instrument s’est vite posée. Et quel type d’instrument d’ailleurs ? Puisqu’il en existe sous tant de formes à travers le monde et particulièrement l’Europe. Vielle baroque, vielle bateau, tekerőlant (en Hongrie) ou encore vielle MIDI comme on en voit aujourd’hui. Cette dernière ne comporte d’ailleurs pas de corde ! Elle reproduit simplement une sensation de jeu et permet, une fois connectée à un ordinateur, de déclencher des sons qui sont des simulations ou des prises de son d’une véritable vielle. Soit dit en passant, je ne trouve vraiment pas cela convaincant mais il fallait y penser ! De la vielle à roue médiévale à la vielle baroque, du kit Camac à la Nerdy Gurdy , les sources d’inspiration ne manquent pas.

S’agissant de lutherie (que l’on peut trouver abusif si l’on parle d’autres instruments à cordes frottées et pincées), j’ai tenté à plusieurs reprises de monter des kits de synthétiseur, tentant de ranimer quelques restes de mes cours de secondaire de technologies. Le résultat : beaucoup de fumée et très peu de son. Les circuits imprimés, les composants électroniques et moi, on ne sera jamais très amis. Mes tentatives d’électronicien du dimanche (et encore !) dorment au fond d’une vieille valise, durablement silencieuses. Le bois a en revanche toujours été pour moi un matériau moins intimidant et plus convivial, même si je n’en ai jamais travaillé de réellement noble. Comprendre des bois bruts, des essences de qualité, coupées directement dans l’arbre. Le bois peut sembler capricieux, si on ne le connaît pas bien, mais il est aussi accessible si on n’est pas trop regardant. On peut le trouver au coin d’une rue, au magasin de bricolage du coin, pourquoi pas en désossant des meubles ou même d’autres instruments.

J’ai toujours eu un faible pour la vielle à roue en forme de guitare, allongée, simple et sobre. Le métier de luthier·ère m’a toujours fasciné et attiré, même si j’ai quelques doutes quant à ma patience et ma minutie sur le long terme. J’ai tout récemment acheté un ouvrage au titre réjouissant « La vielle à roue, découvrir, comprendre, fabriquer ». Il est signé Michel Pignol, ingénieur en génie mécanique. Il décrit ainsi la lutherie dans l’introduction de son ouvrage : « Chaque métier a son objectif prioritaire. Le son est celui du luthier. Il ne va pas sans une manufacture de haut niveau dans le domaine de l'exécution et dans celui de l’esthétique. C’est ce qui fait de la lutherie un art convoité mais difficile par ses exigences. » De quoi dissuader les rigolos·tes et les patachon·nes. Et d’enfoncer le clou pour de bon : « La fabrication ne peut véritablement être engagée que par un lecteur averti des travaux d’atelier, acceptant la réflexion, la théorie qui précède l’action, et la rigueur dans l’exécution. » La rigueur est de mise.

La lutherie est un métier ancien, celui de la facture des instruments à cordes frottées et pincées. Empruntant à la menuiserie, à l’ébénisterie, à la charpenterie ou à la construction navale, on peut même imaginer, c’est un métier complexe demandant une excellente connaissance des matériaux, de l’acoustique, beaucoup de minutie, de patience dans les gestes de travail du bois. La pratique de l’instrument que l’on fabrique est quasi indispensable. Au passage, les similarités entre l’anatomie d’une vielle et celle d’un bateau sont frappantes : la cale, l’ossature interne, la proue souvent sculptée et stylisée, le pont arrière, le gouvernail. Je ne sais pas si la vielle réveille des velléités enfantines de navigation mais elle me donne envie de briser les flots !

La lutherie en tant que métier mériterait à elle seule un vaste dossier. On trouve ici un court résumé du travail de l’ethnologue Hélène Claudot-Hawad sur « La condition des luthiers de Mirecourt dans les années 1910 illustrée par l’histoire d’une famille » — Mirecourt étant le berceau de la lutherie française — qui laisse entrevoir l’histoire technique et sociale mouvementée de ce corps de métier. Réputé·es rebelles, républicain·nes, anticléricaux·cales, les luthier·es produisaient visiblement aux XVIIIe et XIXe siècles des remous dans les Vosges. La lutherie étant encadrée par le régime des corporations dès le XVIe siècle en France, pour faire partie de la corporation des « Maistres feseur d'instruments de musique de la ville de Paris » , il fallait faire « six années d'apprentissage, exécuter chef-d’œuvre, avoir certificat de bonne vie et mœurs. Défense expresse à tous ceux qui ne sont pas reçus « Maistres » de s'occuper du métier en aucune de ses parties ».

La lutherie est aussi ancienne que les instruments à corde. On ne trouve pourtant qu’à partir du XVIIIe siècle les premiers ouvrages réellement consacrés à la fabrication des instruments, dont celui d’Hubert Le Blanc « Défense de la basse de viole contre les entreprises du violon et les prétentions du violoncelle ». Je n’en ai pas lu un mot mais le titre (qui prête à sourire) laisse aussi entendre que le système des corporations, encadré par des règles de confection très strictes, ait pu être traversé de vifs conflits. En Italie, c’est la ville de Cremone qui sera le plus important centre de lutherie. Dès le XVIe, des familles de luthiers s’y déploient comme celle d’Antonio Stradivari qui produira plus d’un millier d’instruments dont 700 nous sont parvenus. La vielle à roue incarne parfaitement cette histoire agitée à mon sens. Il me semble impossible d’en produire une image standardisée comme celle du violon, tant elle a connu de formes : adapté d’une guitare, d’un luth ou tout simplement de ce qu’on avait sous la main, peu nombreux sont celleux qui connaissent l’instrument et se le représente mentalement de la même manière.

Mais quels sont alors les fondamentaux de la fabrication pour le moins complexe d’une vielle à roue ? L’instrument est composé de pas moins de 210 pièces, je vais donc vous épargner l’inventaire de celles-ci que je ne maîtrise même pas moi-même. Que peut-on retenir de ce montage digne d’un trois-mâts ?

La vielle possède une caisse de résonance, en forme de luth, de guitare ou encore trapézoïdale, mais pas nécessairement. Disons que trois formes pour tenter de décrire un instrument, c’est déjà pas mal. L’intérieur de cette caisse cache une succession de ponts qui vient permettre à la table d’harmonie de supporter de fortes pressions. La table d’harmonie est la partie de l'instrument de musique à cordes qui reçoit la vibration à amplifier. C’est aussi la face plane de la guitare qui vous fait face quand vous écoutez un·e guitariste. C’est en partie grâce à elle que vous recevez si bien les sons qui en émanent.

La caisse de résonance cache aussi le mécanisme de la roue que l’on appelle aussi « système excitateur ». Comme son nom l’indique, c’est lui qui vient exciter les cordes afin de les faire entrer en vibration permettant ainsi la formation d’un son, voire même d’une note assez précise, si vous avez de la chance. Ce système excitateur est un défi à lui tout seul ! La roue se doit d’être une roue digne de ce nom. Elle doit être la plus parfaite possible, sans aspérité et être parfaitement positionnée sur son axe. De la qualité de la roue dépendra la qualité du son continu. Un faux pas et le son aura plutôt tendance à être discontinu et ça n’est pas vraiment ce qu’on demande à une vielle à roue.

Passons sur le pont supérieur, sur la table d’harmonie pour être précis. De la poupe à la proue. De la poupe dépasse une manivelle, c’est elle qui vient faire tourner la roue. C’est le système de démarrage en somme. Tout de suite en remontant sur le pont arrière on trouve le cordier, pièce de bois érigée à 45° et d’où partent nos chanterelles. Les chanterelles, ce sont les cordes dont on pourra moduler la note, je l’expliquerai un peu plus loin. Ces chanterelles, avant de venir être frottées par la roue, sont maintenues par un chevalet, comme celui que l’on retrouve sur un violoncelle, mais plus trapu et souvent avec une base pleine (il ne possède donc pas deux pieds).

Le rôle du chevalet est fondamental puisqu’il ne fait pas que maintenir les cordes à la juste hauteur par rapport à la roue ‒ cette juste hauteur sans laquelle la vielle rappellerait plus un bruitage de manoir hanté plutôt qu’une note distincte. Le chevalet est la pièce qui vient transmettre la vibration des cordes à la table d’harmonie, vibrations à leur tour amplifiées par la caisse de résonance. Vous me suivez ? C’est donc une pièce maîtresse de l’instrument. Sa fabrication et son ajustement sont difficiles et j’en sais quelque chose vu mon palmarès de grincements démoniaques avant d’obtenir un son correct.

Une fois frottée par la roue, la corde passe dans un boîtier que l’on nomme le clavier. Ce clavier est composé de touches comportant des sautereaux, sorte de petits plots qui jouent le rôles des doigts de l’ instrumentiste se posant sur une corde. En venant modifier la longueur de la corde qui vibre, la longueur vibrante dans le jargon, les sautereaux modifient la note jouée. On y est presque ! Mais pas tout à fait. Nous arrivons enfin sur la proue que l’on appelle le cheviller, cette partie souvent très ouvragée pour des raisons esthétiques où viennent se loger des chevilles qui permettent d’ajuster la tension des cordes et donc de les accorder. Voilà pour la partie centrale.

À tribord (à droite quand on regarde vers l’avant du navire) se trouve le ou les bourdons. Ces cordes qui partent de la poupe vers le cheviller sont celles qui jouent les basses, le soubassement de la mélodie jouée par les chanterelles. Elles tiennent une ou des notes continues que l’on peut changer et harmoniser avec les chanterelles d’un morceau à l’autre et pourquoi pas en cours de route, si on aime le risque. Et le solfège. Elles sont accordées à l’unisson ou à l’octave, c’est selon.

À bâbord (à gauche quand on regarde vers l’avant du navire) est tendue une autre corde que l’on nomme la mouche. Cette autre corde bien plus fine que les bourdons est celle qui produit ce son et cette note elle aussi continue qui constitue pour moi une des grandes spécificités de la vielle. La mouche vient reposer sur un minuscule chevalet mobile que l’on appelle le chien. Il pèse moins d’1 gramme et ressemble effectivement à un chien. Ce chevalet est mobile, ce qui veut dire qu’il n’est pas collé à la table d’harmonie. Il vient simplement se loger dans une petite niche qui soutient souvent à son tour une deuxième mouche.

La vibration de la corde ‒  et c’est là le génie de cet instrument ! ‒ vient faire rebondir de manière imperceptible à l’œil nu le chien sur la table d’harmonie. C’est de cette manière qu’on obtient ce grésillement qui rappelle le vol d’une mouche. Son rôle est fondamental bien que propre aux vielles de facture française (les vielles à roue hongroises par exemple n’en comportent pas) : c’est elle qui donne le rythme et le tempo. Pour imprimer ce rythme dans la partition jouée par les chanterelles, le ou la vielliste doit assimiler ce qu’on appelle le « coup de poignet » et autant vous dire que le geste est difficile à produire de manière fluide !

Vous l’aurez compris, on a affaire à une véritable usine à gaz mais quand on la tient entre ses bras, la vielle vous fait entrer avec elle dans une sacrée vibration. On la tient d’ailleurs plaquée contre son ventre par une, voire deux, ceintures en cuir, ceintures sans lesquelles le jeu de la vielle est quasiment impossible ! Si l’instrument est bien conçu, c’est-à-dire construit à partir de matériaux nobles ‒ mon instrument ne fait clairement pas partie de cette catégorie ‒ le son puissant pour ne pas dire épique projeté par la vielle peut vous envelopper et vous amener très loin. Il peut aussi irriter les personnes environnantes. Pour citer le luthier Chris Allen : « Je demande toujours à mes clients si leurs voisins ont des armes à feu. »

À ce jour, j’ai fabriqué deux vielles à roue (deux prototypes disons, pour être réaliste) à partir de matériaux de récupération, avec un outillage très réduit et surtout peu de documentation. Nous construisons en ce moment avec Maxou Bisou un modèle hybride de vielle géante (1m60 par 1m20) pour le musée Art et marges , toujours avec les moyens du bord. La vielle à roue continue de tourner dans ma tête et j’entreprends maintenant de fabriquer un véritable instrument, avec des bois choisis et non composites (c’est-à-dire tout ce qu’on ne trouve pas dans la rue et les magasins de bricolage).

Il est difficile de rester en surface quand on se passionne pour la fabrication de la vielle à roue, car l’instrument coûte toujours aussi cher et que les luthier·ères sont toujours aussi occupé·es. Et rien ne vaut l’étonnement que provoque l’instrument chez ceux et celles qui ne le connaissent pas ! Se pencher sur la lutherie d’un instrument c’est une manière pour moi de mieux connaître ses propriétés physiques et de mieux prendre conscience de la difficulté de sa conception, de sa fabrication et donc de son prix à l’achat. On apprend à rester humble et on apprend la patience. N’ayant pas fabriqué de violon, violon alto, violoncelle, je ne me permettrais pas d’affirmer que la lutherie de la vielle relève de l’exception mais une partie de moi-même le pense très fort. Beaucoup de vielles à roue sont nées des mains de luthiers·ères amateurs·ices tout au long de son histoire.

Ce constat est appuyé par l’utilisation de techniques de fabrication propres à d’autres corps de métier liés au bois comme la menuiserie. Cela confère à l’instrument une image modeste, accessible, ancrée dans le territoire (en témoignent les nombreuses vielles « paysannes ») sans lui enlever sa noblesse. Ces instruments ont toute légitimité d’exister, ils témoignent de savoir-faire adaptés aux contextes, d’ingéniosité, du sens du système D et aussi d’erreurs et de maladresses que je trouve attendrissantes. J’ai acheté il y a quelques mois et à un prix déraisonnable une véritable épave de vielle à roue, dévorée par les vers à bois et datant probablement du XIXe siècle. Après autopsie, il s’est avéré que l’instrument avait été conçu complètement en dehors des conventions de la lutherie, probablement par un menuisier ‒ il n’était et n’avait d’ailleurs probablement jamais été très facile à jouer ! Ces maladresses m’encouragent à poursuivre dans cette voie ‒ celle de la tentative empirique, de la recherche et bien souvent de l’erreur qui est source de créativité.