Lagune morte et autres nouvelles de Dominique Warfa
Le monde fait des plis
Lagune morte et autres nouvelles concentre une science-fiction unique, proche ou lointaine, mais toujours familière, au langage hybride et aux narrateurs à l’affût. Traversées par des courants contraires, les nouvelles de Dominique Warfa ouvrent des boîtes aux multiples facettes – éthiques, écologiques, philosophiques, politiques, cinématographiques et poétiques – et se font le manifeste d’un nouveau rapport au monde.
Pousser sa barque dans les méandres des nouvelles de Dominique Warfa, publiées entre 1976 et 2022, renverse l’idée qu’on se fait de la science-fiction et atteste de la richesse méconnue du genre en Belgique. Lovées pour certaines dans des lieux connus – proches (le quartier Sainte-Marguerite à Liège et sa colline du Publémont, le village de Pairemont sur le plateau du Condroz, la ville de Gand, l’île de Skye…) ou lointains (les villes de Tucson ou de San Francisco…) –, souvent dans la moiteur bruyante des bars ou dans une épaisse brume, les péripéties se font parfois attendre, tant l’auteur plante ses décors avec minutie et patience. Ses personnages se lient alors d’amour à leur environnement (« À nouveau, la ville me possédait », Comme un vieil Indien buriné) ou y voient leur propre reflet (« La ville et moi, pourtant, partagions un processus commun : nous nous décomposions de l’intérieur… », Le danseur absolu). Comme un vieil Indien buriné trempe ses personnages dans le romanesque charmant d’une taverne gantoise qu’aurait pu fréquenter Chaucer :
« Nous passâmes la Lys après le Steendam, pour parvenir enfin devant un vieil établissement à la façade ornée de réclames émaillées d’un autre âge, pour du tabac et différentes bières.
L’intérieur rustique paraissait jailli tout droit d’un roman flamand du début du siècle. Les tables étaient de gros bois et le comptoir s’ornait de gigantesques pompes à bière en céramique. Le marin salua la compagnie, et nous trouvâmes un recoin abrité des courants d’air de l’entrée. L’instant d’après, une bouteille de schiedam en terre cuite se dressait sur notre table. »
Dans quelques autres nouvelles, les décors sont inventés, désincarnés, non rattachés à une toponymie connue, et pourtant s’y tissent des motifs récurrents qui les font tenir dans une paume (Éveil) ou s’y faufile une ligne d’ancrage universelle (Un imperceptible vacarme) :
« Au cœur de tout, il y avait le fleuve. (…) Un fleuve dont les taches d’huile s’irisaient sous les éclairages orangés, et qui reproduisait puis défaisait dans le même temps la géométrie des lumières de la ville. Longtemps il contempla le fleuve, ses formes, ses mouvements et ses couleurs. Et parfois il semblait que le fleuve était en lieu. Ses perceptions passaient par le fleuve. »
Tous les lieux sont, ou deviennent donc, familiers et peuvent y émerger les enjeux qui s’y jouent. De l’esprit de Dominique Warfa jaillissent des accessoires ou dispositifs technologiques (broche d’interface, cube mémoire, régulateur métabolique, holocam, nano-interfaceurs, vocodeur, masque moléculaire…) et inventions fascinantes (dans La danse de l’aigle, une « boite à malices » permet, grâce à une combinaison, des gants et un casque, d’être « interfacé sur le pilotage automatique d’un téléscope », autrement dit, de « flotter dans les étoiles » ; dans Le danseur absolu, un logiciel réduit une personnalité en une suite d’algorithmes à intégrer en nous, offrant la possibilité d’assimiler le savoir d’un danseur, par exemple…) parfois destinées à contrecarrer des craintes (astéroïdes) ou problématiques actuelles (aqua alta, à Venise, dans Lagune morte).
Lagune morte et autres nouvelles déroule les dix-sept joyaux d’une parure science-fictionnelle envoûtante : neuf d’entre elles brillent toutefois davantage à mes yeux (par ordre de parution : Comme un visage de vieil Indien buriné, Éveil, Un imperceptible vacarme, La danse de l’aigle, La bulle d’Eben-Ezer, Le danseur absolu, Une saison sang et marine, Un bal sur Tempête, De cuivre et d’ambre). Foisonnante, cette parure s’étale sur cinq cents pages, desquelles on ressort en ayant touché à des concepts de physique, de physique quantique ou de codage, que Dominique Warfa, à la manière zolienne, ne simplifie pas. Ce jargon scientifique (disque d’accrétion, limite de Schwarzschild, antimatière, bulle quantique, boson, C++, rémanence magnétique…), mêlé à une syntaxe fluide et à des dialogues vivants, aux allures bédéesques, nous immerge dans une solution trouble, qui attise indéniablement la curiosité :
« - C’est bien ce qui est cocasse. Nous, nous n’utilisons pas des énergies folles, juste des forces électrostatiques et magnétiques à la portée de chacun. On parle désormais de construire bien plus puissant que des cyclotrons : des accélérateurs de particules géants, et nous, ici, dans notre petit coin, nous tripotons le magnétisme local jusqu’à tordre les dimensions… » (De cuivre et d’ambre).
Naturellement, les narrateurs revêtent donc des costumes scientifiques (ceux d’un expert en génétique dans Un imperceptible vacarme, d’un ingénieur en imagerie informatique dans La danse de l’aigle, ou d’un informaticien codeur dans Une saison sang et marine), ce qui fait renouer la science-fiction à son essence, dispensatrice de fictions intelligentes. Le narrateur de Comme un vieil Indien buriné possède quant à lui un large spectre de savoir en fantastique, romantisme allemand, roman noir et voue un culte à Jean Ray – ce qui explique, selon lui, qu’un événement inexplicable ait pu lui arriver. L’existence d’une disposition aux occurrences fantastiques, insufflant des bouffées salutaires au genre science-fictionnel, s’ébauche et séduit. Ces narrateurs-experts sont faits de strates documentaires qui asseyent leurs capacités à recevoir des histoires décalées, tout comme nous (illusoirement ?) au fil de l’égrainage du recueil.
À l’inverse, parfois postés derrière la nuque tendue d’un narrateur désorienté et intrigué, nous buttons sur les mêmes obstacles, n’éprouvant jamais – et c’est tant mieux – la sensation d’avoir un coup d’avance sur lui. État nébuleux partagé qui se veut d’autant plus plaisant quand le narrateur est un enfant, pour qui la science est encore hermétique, malgré ses lectures exigeantes, guidé par l’observation et l’émerveillement (De cuivre et d’ambre).
Tous les narrateurs partagent véritablement un élan de curiosité pour ce qui ne s’explique pas, de prime abord. Ils questionnent la réalité et la fiabilité de leurs perceptions, ce qui lance, à deux reprises dans le recueil, le concept de solipsisme1. Nous accompagnons parfois sans le savoir des narrateurs qui jouent avec des perceptions faussées, ce qui ne manque pas de joyeusement nous déstabiliser.
Subtiles, les nouvelles de Dominique Warfa discutent éthique et enjeux des IA bien avant l’heure. Les technologies augmentées remplument la mégalomanie de certains scientifiques (qui formulent l’envie de faire complètement fusionner cerveau et système informatique dans Un imperceptible vacarme, ou de rendre la virtualité supérieure à la réalité dans Une saison sang et marine). Elles les attirent sur des pentes glissantes (celle de vouloir reconstituer et intégrer la personnalité d’un schizophrène notoire, Le danseur absolu) où le consentement de leurs cobayes, en proie à la folie, est nié. Si, toujours, des protagonistes s’opposent à ce type d’exploitation, c’est une IA elle-même, qui sauve la mise dans Éveil, en choisissant de promouvoir l’amour. Plusieurs nouvelles laissent d’ailleurs entrevoir ce que pourrait être l’amour à l’ère généralisée des IA.
Striées de diverses polarités, ces nouvelles sont souvent prises en tenailles. Dans La danse de l’aigle, les similarités entre science et spiritualité sont pointées du doigt par le narrateur, ce qui offre la scène amusante d’un Apache qui conseille à un astrophysicien de mieux observer. Un même phénomène nous apparait donc souvent sous différentes lumières, scientifiques et surnaturelles : ce qui parait magique peut s’expliquer et ce qui s’explique peut tout de même rester magique. Une autre tension oppose mouvement et sédentarité : plusieurs personnages sont contraints de ne plus bouger alors qu’ils sont entourés d’espaces vastes. L’aliénation, ingrédient capital d’une dystopie, s’illustre alors : les personnages, inertes, perçoivent désormais avec méfiance la liberté des grands espaces.
Quoi qu’il en soit, chaque nouvelle est secouée, malgré elle
« L’univers a basculé d’un plan de réalité dans l’autre durant la soirée du vendredi 4 janvier 2002. » (La bulle d’Eben-Ezer)
et ne conserve pas ses quatre murs initiaux. Les volumes traditionnels s’envolent et laissent place à de nouveaux plans, perméables aux mystères des espaces au-dessus des têtes et sous les pieds.
Parmi d’autres considérations, de l’espace est également parfois consacré à des propositions d’alliances technologiques et écologiques. Un jeu de réalité virtuelle, l’Aquarium, propose de s’immerger dans un biotope marin à préserver de la pollution et à faire évoluer de manière équilibrée en respectant les êtres vivants qui y habitent (Une saison sang et marine). Une planète, dans Un bal sur Tempête, propose une parenthèse utopique riche en réflexions multidisciplinaires. Sur un plan politique, Un bal sur Tempête renferme en effet une nouvelle manière de vivre, celle des Eyras, qui savent apprécier le silence à sa juste valeur (« (…) un chant profond et lent nait de l’air ambiant ») et font de la danse un marqueur de culte, non pas à une divinité, mais à un animal. Les Eyras se placent « en communion avec leur milieu, sans essayer de le modifier à la moindre lubie » :
« Il est difficile de déterminer où finit la forêt et où commence l’aménagement des lieux ; on dirait qu’il n’y a pas de limites, que les "constructions" naissent du sol et des arbres sans solution de continuité, qu’elles forment de simples extensions de la sylve, peut-être provisoires. »
Sur un plan éthique, l’appropriation langagière de l’existence d’autrui est questionnée. Les êtres de la race féline, qui peuplent mystérieusement cette planète, sont appelés Eyras par les humains, ce qui est vu comme une trahison par un des personnages, puisque ces êtres « doivent posséder un nom qui leur est propre, mais que nul ne connait ». Sur un plan philosophique, trancher sur la nature des Eyras, humaine ou animale, rappelle les enjeux de Zoo ou l’assassin philanthrope de Vercors, qui tente de répondre à la question « Qu’est-ce qu’un Homme ? ». Une ombre se déploie toutefois et sort des buissons pour faire basculer cette utopie en une dystopie lorsque les humains sont tentés de se servir des Eyras et de reproduire les mêmes écueils destructeurs que sur Prime Terre.
Enfin, en deux scènes magnifiques, les potentialités cinématographiques du genre science-fictionnel explosent :
« Le centre de la salle de bal est une application ludique des principes physiques qui permettent le voyage interstellaire, un divertissement de luxe : des champs de stase dérivent sur la piste, halos miniatures qui rappellent les grandes auréoles orangées accompagnant les vaisseaux dans l’espace profond. Imbriqués en fractales, ils obéissent à un algorithme qui les ouvre et les referme aléatoirement. Parfois, un danseur est happé par une nouvelle imbrication et voit s’enfuir sa partenaire. Les couples se brisent et se reforment. Souvent, incapables de déceler l’effet de moiré qui indique l’ouverture temporaire d’un champ, les danseurs demeurent prisonniers de la piste jusqu’à l’arrêt des générateurs. »
« L’homme suit la frise qui serpente au long des parois intérieures ; de temps à autre, il l’effleure de l’extrémité d’un doigt cassé et frémissant. La frise n’est pas très visible : placée au niveau du regard mais haute à peine de quinze centimètres, elle n’intéresse généralement personne, car il faut s’approcher quasi à la toucher pour en distinguer les constituants. Alors, lorsqu’on est proche et qu’on la fixe, les IA du complexe mettent en mouvement les hologrammes dont elle est formée. La frise est une histoire de l’architecture humaine, qui court de Mohenjo-Daro aux habitants orbitaux, aux cités du plateau de Tharsis et aux villes flottantes de la haute atmosphère jupitérienne. Sans cesse, les représentations tridimensionnelles tournent sous les yeux du spectateur, puis s’ouvrent et se dévoilent jusqu’au plus intime de leur conception. »
C’est un plaisir de constater que la poésie a également sa place dans la science-fiction. Le B’hoos, animal que vénèrent les Eyras, éclot dans nos esprits grâce à une description loufoque de ses caractéristiques, digne de celles du Dictionnaire abrégé du surréalisme. La syntaxe, dans son économie, se colore parfois aussi de poésie :
« La chambre contrôle son rêve et elle est liée à la chambre. » (Éveil)
« C’est une histoire entre le rouge et le bleu » (Une saison sang et marine)
Arrivés au terme de cette longue navigation science-fictionnelle, nous nous réjouissons à notre tour de démasquer les plis du monde, essentiels au vieux marin de Comme un vieil Indien buriné :
« Ce monde n’est pas le seul, tu sais. Et il fait des plis, parfois. Beaucoup de plis. Des plis qui peuvent se loger dans une salle de restaurant. » (Comme un vieil Indien buriné)
Il s’agira de regarder et de saisir la puissance de cette action dans la détermination de notre réalité. Puisque « (…) le regard de l’observateur modifie l’objet observé (…) », « (…) nous plions donc l’univers à notre vision. » (La danse de l’aigle).