Le Tripode ressuscite ce bijou italien et on les remercie ! L’art de la joie est le roman de toute une vie, celle de Goliarda Sapienza, qui a passé dix ans à écrire ce brûlot d’abord refusé par toutes les maisons d’éditions italiennes.
Le manuscrit est sauvé de justesse grâce au dernier mari de l’autrice (derrière chaque grande femme se cache un homme ?). Et c’est une bombe. Modesta, l’héroïne, est une sorte de Rambo avant l’heure. Cette jeune fille est une lionne indomptable. Née le 1 er janvier 1900 dans une famille pauvre de Sicile puis recueillie dans un couvent, Modesta suivra son propre chemin. Elle se libérera des carcans religieux à l’aide du jardinier du couvent, Mimmo, qui souffle sur les braises de la jeune rebelle. Un mélange de rage, de violence et de poésie :
« Hier soir, que je tombe raide si je ne dis pas la vérité, vous aviez l’air d’une rose pâle dorée par le soleil. Et si j’étais une abeille, je n’aurais pas d’autre désir que de me poser sur le bouton rose que sont tes jolies lèvres ».
On peut comprendre pourquoi ce roman à eu du mal à passer. L’incipit est un poignard pour le cœur, tant la petite fille de cinq ans assume et proclame le plaisir et le désir qu’elle a pour Tuzzu, un homme infiniment plus âgé :
« Il m’avait ouvert les jambes et son visage était enfoncée entre mes cuisses ; il me caressait avec la langue. »
Ce petit bout, hédoniste au possible, ne se laisse guider que par son cœur et ses envies. La religion est mise à mal par une logique enfantine implacable. Les figures masculines, tantôt perverses, parfois douces, se dégagent de ce récit. Modesta va tenter de briser cette malédiction :
« Les hommes ne cherchent que leur plaisir, ils te démolissent de fond en comble et ne sont jamais rassasiés. »
Ce roman est un pavé dans la mare, tant par sa longueur que par le comportement de Mody, mettant à mal toutes formes d’autorités politiques — aussi bien le communisme que le fascisme. Modesta éclaire chaque page, et l’on ne peut s’empêcher d’apercevoir, au travers de l’héroïne, l’écrivaine qui a failli tomber dans l’oubli. On traverse un siècle parsemé de bombes et miné par le fascisme.
Si Ulysse de James Joyce est qualifié de « cathédrale de prose », alors L’art de la joie en est le pendant féminin. Les pages se meuvent en essai sociologique (Montessori ne s’en remettra pas), politique, puis le livre prend des allures de pamphlet, de conte — à la fois poétique, sulfureux, ironique, grinçant… impossible d’en définir la forme. La narratrice se permet même d’interpeller le lecteur au détour d’une page, ainsi, Modesta prouve qu’elle ne contrôle pas seulement les personnages et les situations.
« Sûrement, vous qui lisez, vous êtes en train de penser que ma conquête… Le fait est que vous la lisez, cette histoire, et vous anticipez, tandis que je la vis, je la vis encore. »
L’héroïne ne recule devant rien pour suivre ses rêves. Tuer une religieuse, coucher selon ses désirs, laisser mourir celle qui lui donne un toit… et quoi ? Machiavel, Sade ou Néron ; Modesta les englobe tous.
Il faut lire L’art de la joie avec le respect d’un classique et l’insouciance d’un enfant. Ce livre est un tout. On y ressent les battements de Goliarda Sapienza entre les lignes. Les phrases claquent et résonneront au plus profond de votre conscience. Mieux qu’un long discours, une citation courte et incisive :
« Je découvris ce que savent tous les poètes, que l’on peut tuer avec les mots, et pas seulement avec un couteau ou du poison. »