Le faux documentaire (3)
En 1998, The Blair Witch Project sort dans les salles. Il terrifie le public comme la critique. Au regard de la citation ci-dessus, qui pourrait jeter la première pierre à cette jeune internaute, surprise du pouvoir effrayant d’un film d’épouvante à petit budget dont elle connaît la nature fictionnelle ? Probablement bien peu d’entre nous. Tout éveillé et instruit que l’on soit, la magie du cinéma, sa fabula , fait son effet.
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Ceci n’est pas une fiction
[Était-ce réel ?] me demandé-je éveillée dans mon lit cette nuit-là, comme pour les quatre nuits suivantes, toutes blanches. Je savais comment ils avaient fait le film initial pour 25 000 $ et la façon dont les distributeurs ont dépensé des millions pour une campagne de pub virale (avant que le concept des médias viraux ait existé), à faire croire à trois cinéastes qui avaient disparu dans les bois. Mais, pour une raison quelconque, quand la nuit fut tombée, rien de tout cela n’importait. J’étais convaincue que j’avais entendu le bruissement suspect des feuilles mortes ou un faible gémissement plaintif émanant de quelque part en dehors de mon appartement 1 .
Dans la salle de cinéma, le rituel est ancré : le noir se fait, les discussions s’étouffent à petit feu et tout à coup l’écran s’illumine d’histoires, de silhouettes, d’étonnements ; il occupe toute la vision et devient le centre d’un monde éphémère. Le temps d’une séance, le spectateur s’abandonne au désir de croire, il s’immerge et s’identifie. Le résultat, dans ce cas précis, c’est qu’on a franchement les chocottes.
La mise en scène en caméra subjective, en mode faussement amateur, a connu un regain d’intérêt depuis The Blair Witch Project , et est devenue une valeur sûre du cinéma. Comme le procédé du found footage 3 d’ailleurs, qui consiste à présenter une partie ou la totalité d’un film comme étant un enregistrement vidéo authentique, la plupart du temps filmé par les protagonistes de l’histoire. Ceux qui en doutent encore constateront le succès fulgurant de petits films comme Cloverfield , Troll Hunter ou encore Paranormal Activity et Rec , devenus de véritables franchises. Que se passe-t-il vraiment lorsque que le spectateur partage le point de vue des protagonistes ? En caméra subjective, la caméra est le sujet de l’action ; le point de vue de la caméra est alors celui d’un personnage, de telle manière que le spectateur a la sensation de partager la perception visuelle de celui-ci. Le procédé concourt à accentuer le processus d’identification au personnage.
Dans The Blair Witch Project , (presque) rien n’est montré à l’écran. Le sujet central et horrifique du film, la sorcière de Blair, ne s’incarne à aucun moment à l’écran, elle n’est jamais visible. La force évocatrice omniprésente suffit à instaurer le climat d’angoisse fiévreuse qui caractérise le film. Le spectateur, quant à lui, projette inconsciemment ses propres représentations sur des images souvent neutres en termes de contenu. L’image tremble, elle est floue, confuse, elle fuit !
Dans Documents interdits (voir l’article précédent ), tout au long des treize épisodes, la caméra chute sur le sol ou perd son point du vue. Cela confère une spontanéité à l’image, un caractère imparfait qui rend la manœuvre authentique. Faire tomber la caméra crée un effet de réel qui dépossède l’opérateur5 du contrôle de celle-ci, alors qu’il est supposé maîtriser l’univers qu’il capture. Il est ainsi relégué au rang de « victime » qui subit les contingences de cet univers. Grâce à ces effets de réel pourvus d’une colossale capacité de suggestion, ces films délaissent le contrôle qu’ils pourraient avoir sur les événements et abandonnent le spectateur dans une terra incognita où peuvent nicher toutes ses frayeurs les plus enfouies… « L’effet de vrai » employé dans l’épouvante est un effet pervers, le plus effrayant qui soit. Il ne s’agit pas uniquement de jumps scares 6 , comme dans le cinéma d’horreur plus classique, non : il s’agit d’une vraie terreur, déstabilisante, profonde et personnelle. Bref, une mine d’or pour le cinéma !
Loin d’être un pionnier, The Blair Witch Project compte des ancêtres imposants. Par exemple, le colossal, l’immonde Cannibal Holocaust de Ruggero Deodato, qui défraya la chronique en 1980 (et que nous déconseillons en toute sincérité aux âmes les plus sensibles). Immorale et ultra-violente, l’œuvre est à la hauteur de son titre, énorme, sans équivoque. En utilisant le procédé du found footage pour favoriser l’immersion dans l’innommable, Deodato s’emploie à (re)faire de l’homme un monstre. L’essentiel du film montre des bobines vidéo qui ont été tournées par quatre malheureux anthropologues. Ceux-ci sont partis à la recherche d’une des dernières tribus d’Amazonie dont ils pensent qu’elle est cannibale. Ils ont naturellement tous fini au menu. Se confondant au contexte médiatique de son époque, l’image est présentée sans analyse et revêt fatalement un caractère explicite, frontal, pervers ; en bref, « l’image choc ».
La caméra est prédatrice, elle dévore tout, offre l’irregardable à regarder. Elle n’épargne pas un seul détail sur la mort, la souffrance, la torture. Tout est faux évidement, ou presque9 . La formidable levée de boucliers aussi précoce que prévisible autour de l’œuvre y dénonçait la gratuité de la violence et l’immoralité totale. C’est précisément le cas, et le film peut être reçu comme un condensé spectaculaire d’idées malsaines, élaborées pour exposer la violence sans la décortiquer, ce qui correspond au caractère sensationnel des médias satirisé par l’auteur. Il n’est reste pas moins que le film perturbe par instant sa solide recette de snuff movie 10 pour y proposer une critique de l’image violente globale. Ce qui n’est pas sans rappeler la démarche d’un certain Benoît Poelvoorde, avec C’est arrivé près de chez vous en 1992. Faux documentaire également précurseur et audacieux, il n’a rien perdu de sa puissance. Ces films sont régulièrement encensés pour leur capacité à mettre en exergue les méthodes d’observation perverses et voyeuristes des médias, leur coupable passivité et leur volonté sous-jacente de faire appel au sensationnel, à l’affect.
Comme tous les genres, le faux documentaire évolue. Quand le public s’immerge et s’identifie à un récit qu’il peut relier à la réalité, ses réactions sensationnelles ou affectives sont un mécanisme dont les enjeux sont exploités par les cinéastes. The Blair Witch Project , Rec ou encore Paranormal Activity , ainsi que leurs suites respectives, ne cherchent nullement à émanciper le spectateur d’une manière quelconque. Au contraire, ces œuvres filmées en caméra subjective capitalisent sur l’immersion sensationnelle du spectateur dans le récit, à grand renfort d’effets de réel. La série Fargo en est à sa deuxième saison, elle continue à claironner au début de chaque épisode qu’elle s’inspire de faits réels. Ce n’est pas plus vrai que dans la première saison ni que dans le film original des frères Coen datant de 1996. Dans sa réception par les spectateurs, le faux documentaire n’en reste pas moins un objet de cinéma, une illusion, un spectacle. Le noir se fait, et le public s’abandonne au désir de croire, pour le meilleur et pour le pire.