critique &
création culturelle

Le Paradis ou l’enfer ?

« Si un poisson est pris dans la glace, il ne ressuscite pas. Il meurt » : Le Paradis est le premier long-métrage de Zeno Graton, un réalisateur bruxellois dont l’envie ici est de détourner les stéréotypes des IPPJ. Il y ajoute également une touche d’amour sensible et beau entre deux détenus.

Une bande de garçons en centre correctionnel, William et Joe, incarné par Khalil Gharbia et Julien De Saint, tombent amoureux de façon violente et tendre à la fois. Joe est un adolescent de 17 ans, incarcéré en IPPJ (Institutions Publiques de Protection de la Jeunesse) pour vol. Alors qu’il voit une lueur d’espoir dans le fait d’être relâché, William, un nouveau détenu couvert de tatouages, arrive et va tout chambouler. C’est le coup de foudre, un amour passionnel qui va nuire à la liberté de Joe. Mais qu’est-ce qui l’attend à sa sortie ? La société va-t-elle continuer à le dénigrer ?

Les paroles de Joe retentissent à l’écran, il nous cite une histoire tel un poème doux et plein d’émotions. S’ensuit une musique agressive, bruyante, rythmée, qui suit les mouvements de fugue du jeune détenu. Tout au long du récit, la musique, les bruits et les sons sont très présents et s’y perdent, parfois, quelques dialogues des autres détenus, des éducateurs, et même des deux personnages principaux. Le film se rapproche énormément d’un film muet et le son des voix n’est pas nécessaire pour comprendre tout l’amour que se portent William et Joe. Les monologues sont puissants et sont choisis au bon moment pour briser la chaîne des silences. Il y en a deux grands énoncés par Joe. Le premier est une voix off qui cite un souvenir d’enfance tout en montrant à l’image comment se déroule une journée au centre. L’autre se passe durant le cours d’écriture de texte où il nous livre un récit sur toutes ses pensées, ce qu’il a vécu et comment la justice le traite.

« Pourquoi tu as autant de tatouage ? Pourquoi tu en as aucun ? » Ce fameux duo de bandits se ressemble et diffère complètement à la fois, mais c’est ce qui fait leur force. Nul n’a besoin de mots pour ressentir le coup de foudre et les tentations des deux garçons, qui peu à peu vont succomber. Ils livrent une danse d’amour et de haine sans trop savoir comment exprimer ce qu’ils ressentent. Cela passe de la douceur des gestes à la semi-violence physique, mais également à l’indifférence qui, pour le spectateur, est le plus violent phénomène à l’écran. En effet, elle crée une distance entre des personnages ayant un amour passionnel. Le fait de les voir se déchirer en évitant le contact crée une réelle tension et un désespoir pour le spectateur. On peut s'imaginer ressentir ce genre de sentiment dans notre vie. Le réalisateur a également choisi de prendre des acteurs avec une nationalité et un physique différent pour accentuer le contraste et créer de la mixité, l’un étant arabe aux tristes yeux bruns et l’autre des pays du Nord avec des yeux bleus perçants.

Khalid Gharbia (William) a connu son succès récemment grâce à la série Netflix Les 7 vies de Léa . Zeno Graton l’a choisi pour jouer un rôle plus torturé, plus sensible que ses rôles habituels. Joe est un adolescent en difficulté dans la société actuelle : arabe, avec des troubles du comportement et homosexuel. Dans ce long-métrage, Zeno Graton exprime bien le fait que toutes ses caractéristiques ne peuvent pas cohabiter dans un lieu comme celui-ci. « Vous n’allez pas pouvoir vivre ça ici » : les mots de la surveillante résonnent et tourmentent le jeune en remuant le couteau dans la plaie, en le laissant, lui et ses peines, voguer tout au long du long-métrage. Lors de leur cours d’écriture de texte, dans le but de faire de leur texte, une chanson, il se livre. On est pris de stupéfaction par la douleur dans ses mots et dans sa voix et on comprend tout ce qui crée ce personnage-là, singulier aussi triste que solitaire — « je n’ai rien à perdre parce que je n’ai jamais rien eu ».

Zeno Graton utilise une esthétique des plans assez originale. Ils sont longs et montrent en profondeur les émotions de tous les personnages : on peut se plonger dans leur regard, dans leur espoir, dans leur esprit et tout ça uniquement accompagné d’une musique ou d’un bruit. Certaines musiques ont été conçues de toute pièce pour le film mais d’autres sont des titres connus. Lors d’un atelier de photographie, les jeunes doivent prendre des photos d’un sujet au choix. A la suite de cette séquence, les photographies nous sont présentées sous forme de diaporama comme si on regardait un album photo et tout ça dans le silence le plus complet. Cela crée une coupure dans le film pour accentuer les différentes visions des prisonniers, ce qu’ils pensent, leur univers.

Outre le fait que Le Paradis est une histoire d’amour complexe, le film démontre les conditions des IPPJ et leur influence sur les jeunes. Reclus de tout autre espace, les adolescents sont obligés de se lier d’amitié pour le bon déroulement de leur séjour même si, se faire des amis dans ce genre de situations, est naturel. La plupart des jeunes incarcérés sont enfermés dans des centres car ingérables à l’extérieur et généralement, leur vie dehors est remplie de débauche et de survie pour certains. Le comportement des détenus est plus compréhensible quand on connaît leurs conditions de vie à l’extérieur (famille, fréquentation, …). Dans ce film, le soutien est primordial comme thème. Leur aide  les uns envers les autres, comme dans une meute de loup, crève l’écran et permet de comprendre leur relation souvent bienveillante, mais qui peut déraper à tout moment à cause de leur caractère. Le réalisateur cible le dysfonctionnement de ses institutions en prouvant que les choix (que ce soit au niveau des libérations, des conditions de vie ou encore de punitions) sont synonymes de violence psychologique ou physique. « La liberté est un paradoxe, car la liberté, c’est aussi des règles » : c’est ce que la juge dit à Joe lorsqu’elle lui annonce que sa promesse de liberté est repoussée. Malheureusement, les détenus sont privés de liberté (coup de fil ou sortie) à la moindre petite faute. Certes si ils sont enfermés c’est pour une bonne raison mais ce ne sont que des enfants/adolescents et la justice ne devrait pas les considérer comme des adultes. Par ailleurs, l’obligation de prendre des médicaments, le manque de communication, les punitions et le fait qu’ils soient exclus de la société s’ajoutent aux conditions de vie dans ce genre de centre.

Dans cette envie de détourner les stéréotypes, Zeno Graton réussit à nous emmener dans ce milieu dur et doux à la fois et nous permet de voir l’envers du décor. Mais il nous montre également que l’amour peut nous tomber dessus sans crier gare. De plus, ce film est le reflet même de l’expression :  « Le silence en dit long. »

 

Le Paradis

De Zeno Graton

Avec Khalil Gharbia, Julien De Saint-Jean, Eye Haïdara, Jonathan Couzinié

Belgique, France, 2023

83 minutes

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