Le paradoxe de Robinson
Déjà grandiose dans le spectacle
Déjà grandiose dans le spectacle
Life : resetde Fabrice Murgia, Olivia Carrère nous surprend avec sa création originale, théâtrale et musicale,
Je vous envoie comme des brebis au milieu des loups: une pièce performance interrogeant de manière cinglante l’individu étranger à lui-même, à son propre monde.
Silence dans la salle Huisman. Une femme surgit de l’ombre, le micro à la main. La pièce commence. Une musique expérimentale aux influences
electro popdonne le ton, celui d’une personne angoissée par l’idée d’être à l’heure de l’ultra-modernité. Passé le premier tableau musical, la comédienne lance ses premières flèches sur le mode de l’ironie, de l’autodérision.
Tous les tableaux sont liés par l’idée que l’ordinaire ne va plus de soi.Mais comment le réinvestir ? Les questionnements nous sont livrés avec pudeur, prudence, subtilité, à l’aide d’anecdotes du quotidien.
Singulier sentiment que celui de ne pas se sentir à sa place. Tous nos gestes sont empreints d’étrangeté puisqu’aucun ne nous permet d’accomplir ce que nous devrions être. Mais quel est cet être qui nous échappe ? Se sentir étranger à soi creuse la plus profonde des solitudes. On se forge une image, dont on se convainc d’être l’auteur.
Tout l’enjeu de la pièce réside dans sa subtilité, entre la conviction profonde et les limites de la possibilité d’action, entre l’éthique et la morale face à la soumission. Olivia Carrère déploie son monologue sur le ton de la confidence et nous dépeint une société en crise, société du « moi je » intrinsèquement paradoxale puisqu’il s’agit de trouver son individualité dans un monde qui a tendance à tout uniformiser. L’hypothèse originale de la comédienne repose sur l’idée d’une ronde cosmique silencieuse dont l’Homme n’est qu’un épisode infime. Mis en face de ce vide existentiel, l’Homme ne peut que s’interroger sur son insignifiance et sur sa perfectibilité.
Incarnant un personnage ambivalent, sensible et perdu, ne sachant plus quel rôle jouer, dans une fragilité perceptible, Olivia Carrère tangue dans les méandres de sa propre existence et de ses souvenirs pour en faire émerger une critique lucide et caustique de notre société, sans manichéisme moralisateur.
Tableau après tableau, tout y passe, dans un tohu-bohu absurde : de la consommation au développement personnel, de la famille à l’identité, rien n’est épargné. La comédienne tue les prêts à penser et part à la recherche de la figure structurante : Dieu et le père. Dans un dialogue final désaccordé, elle leur adresse des reproches foudroyants. Mais qui est le Dieu ayant permis une telle dénaturation de l’Homme ? Où est le Dieu qui, de là-haut, observe ses créatures s’entretuer ? On recherche l’émancipation à tout prix, mais nous sommes des êtres historiques, pourvus d’un héritage culturel. Olivia a certes arrêté de croire, mais le titre biblique semble indiquer un éternel attachement à une structure supra-humaine. L’individu libéré de tout a-t-il encore des repères ?
Olivia Carrère installe un univers très personnel, poétique, musical et très visuel. La mise en scène sobre et épurée laisse le discours prendre tout son essor. Par la finesse de son jeu, elle nous donne à vivre cette crise existentielle, provoquant un ballet d’émotions chez le spectateur. Le décor devient un partenaire essentiel pour la comédienne. Des projections visuelles animent l’arrière-plan, juxtaposant des gros plans d’individus et des envolées vers des paysages infinis. Soutenu par un jeu sonore aux mesures démentes qui fait penser à une invitation à la révolte, tout se noue à l’unisson pour porter la puissance du questionnement.
À la sortie de cette pièce, je me suis senti projeté au milieu du monde, au milieu des loups, face à mon propre reflet, à mes contradictions, et conscient qu’elles m’échappaient. C’est un cri universel auquel je n’ai pu que m’identifier. Incarnant le paradoxe de Robinson, Olivia Carrère fait résonner de manière magistrale des questions sociales, idéologiques et religieuses de son temps.
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Prochaines représentations dans le cadre du
festival de Liège
Réservation : 04/332 29 69
13 & 14 février 2015, 20h15 – FACTORY (Liège)
20 février 2015, 19h – Salle B9, St-Luc (Liège)
Du 25 novembre au 6 décembre 2014 – Théâtre National (Bruxelles)