Le Petit Chaperon rouge
Chez Pommerat, le petit chaperon rouge est en blanc et le loup fait même peur aux grands. Une pièce pour les enfants, mais pas que…
Ce n’est pas un hasard si, ce soir, la moyenne d’âge des spectateurs présents dans la salle est sensiblement revue à la baisse. Estampillé « Théâtre en famille ! » par le Théâtre National, le Petit Chaperon rouge est le premier des trois spectacles pour enfants de Pommerat.
Enfin, pour enfants… surtout pour une enfant. Pommerat raconte dans la postface du texte 1 de son Petit Chaperon rouge que c’est avec l’ambition de proposer une pièce que sa propre fille, Agathe, alors âgée de sept ans, pourrait aimer qu’il s’est emparé du conte. Le Petit Chaperon rouge le fascine depuis toujours. Cette enfant, toute jeune et toute petite, qui part sur des routes dangereuses, c’est un peu sa propre mère. Il confie que, fillette, elle faisait plusieurs kilomètres à pied, chaque jour, pour se rendre à l’école. Aujourd’hui, qui, dans nos sociétés où l’ultra-sécurité est une priorité absolue, où chacun peut-être localisé par signal GPS en quelques secondes, joignable à tout instant sur son smartphone , laisse partir son petit bout seul, avalant les kilomètres ?
Pourtant, si cette situation nous semble lointaine, elle peut encore faire écho à des peurs actuelles et aux épreuves dont la vie regorge. C’est sans doute pour cela qu’il déclare en note d’intention :
« Je voudrais écrire ma propre version de l’histoire, rendre simplement les différentes étapes du parcours de cette petite fille dans la campagne […] Rendre ces personnages et ces moments dans leur plus grande simplicité et vérité. »
Dans un premier temps, la tradition du conteur passeur de l’histoire est mise à l’honneur. Le narrateur, un Rodolphe Martin désinvolte, raconte au public, à l’avant-scène, l’histoire d’une petite fille qui se sent bien seule aux côtés d’une maman « toujours occupée ». La mère et la fille, en retrait, miment le récit de leurs gestes systématiques et répétés. Un ingénieux travail du son nous fait entendre le claquement des talons de la mère, jouée par une Isabelle Rivoal aux pieds nus. Elle danse. Chaque pas est assumé et sa chevelure, flamboyante, virevolte tandis que la petite fille, jouée par la très expressive Valérie Vinci, s’empêtre dans des mouvements peu assurés. L’on se surprend alors à redécouvrir les sensations de l’histoire du soir, souvent la même, celle que papa – ou peut-être maman ? – racontait en changeant de voix au gré des personnages, nous effrayant parfois comme effraie cette mère lorsqu’elle joue la bête féroce à l’assaut de son enfant.
Petit à petit, la mise à distance du conte s’étiole, le narrateur disparaît et les personnages se découvrent une voix. La petite fille, vêtue de blanc, chemine sur des sentiers délimités par un subtil jeu de lumière. Qui connait l’œuvre de Pommerat sait qu’il aime travailler des plateaux sobres, qu’il habille et découpe de sons et de lumières aux effets saisissants. Grâce à ceux-ci, il parvient à recréer la tension d’une forêt sombre et faussement silencieuse, habitée de ses mille petits bruits angoissants. Mais surtout, habitée par un loup.
Si la pièce se construit autour du personnage de la petite fille, nous ne sommes pas dupes : c’est du loup que le spectacle détient sa force. Pommerat l’a voulu impérial, attirant, bestial et effrayant. Tapi dans l’ombre, il inspire la peur tout autant que le désir. La petite fille ne résiste pas à la tentation, trop fière de braver ses angoisses, trop heureuse de prendre confiance en elle. Elle se laisse envoûter par l’animal qui, peu importe les versions, charme les petites filles. L’érotisme qui se dégage de la bête n’a d’égal que l’effroi qu’elle sème quand la salle, plongée dans un noir épais, subit les hurlements furieux qui figurent la boucherie à laquelle elle se livre. Un spectacle conçu pour les enfants, certes, mais qui fait aussi ressurgir les peurs enfouies dans les tréfonds des plus grands.
S’il sait comment faire monter la pression, Pommerat connaît l’art de la relâcher en temps voulu. L’humour, par petites touches, s’en vient jouer les contrepoints pour ne garder que le délice du frisson.
Comme dans les versions édulcorées du conte de Perrault, la fin est heureuse, mais aucune morale ne sera édictée. Chez Pommerat, l’épreuve est constitutive de la vie. Dans un agile tour de passe-passe, c’est Isabelle Rivoal, qui jouait précédemment la mère – et le loup ! – qui apparaît sous la cape rouge emblématique. L’expérience transforme la fillette en une femme éblouissante tandis que la mère, jouée cette fois par Valérie Vinci, se fait vieillissante. Le cycle de la vie se perpétue dans la transmission. Comme ce que fait Pommerat, en transmettant à sa fille l’histoire de sa mère, qu’il fait désormais sienne et qu’il lui offre sur scène.
« Je sais que cette histoire est aussi une partie de mon histoire. Je sais que ce long chemin qu’a emprunté ma mère, presque chaque jour de mon enfance, a marqué sa vie, imprégné son caractère, influencé beaucoup des choix de son existence. Et je sais que cette histoire a contribué à définir aujourd’hui ce que je suis 2 . »
Le spectacle, joué depuis bientôt douze ans, se fait désormais précéder par sa réputation de petit bijou du théâtre tout public. Et les différents arguments susmentionnés ne la démentiront pas. Mon seul bémol, ce qui m’a contrariée durant les quarante-cinq minutes de spectacle, restera cette petite poussière dans les rouages, le dixième de seconde de retard de la main qui frappe une porte invisible – mais bien audible – un pas, arrêté trop tôt alors que le talon imaginaire claque une fois de plus, une énergie un peu en berne. Ce n’est presque rien, à peine quelque chose, peut-être l’ai-je même rêvé, mais je l’ai ressenti.