Spectacle nerveux et franc du collier, L e Réserviste parle d’un chômeur qui voudrait refuser la culpabilité, de courber l’échine et, pourquoi pas, de travailler. Après Démons me turlupinant en janvier au Rideau, c’est un plaisir de retrouver le duo Thomas Depryck / Antoine Laubin avec une version (beaucoup plus) longue d’un spectacle monté en 2013 au Festival XS.
Comment en est-on arrivé à considérer le travail comme une valeur positive ? Pourquoi s’efforce-t-on à longueur de journée de prouver qu’on s’épuise à l’ouvrage, comme si c’était un sort enviable et un bien en soi ? Dans le fond, ce qu’on désire le plus au monde, c’est se la couler douce. Tel est le cri du cœur du personnage du Réserviste , glandeur invétéré : « Je n’ai pas besoin d’un travail, j’ai besoin d’un salaire ! » C’est que, réalise-t-il, loin d’être un parasite, le chômeur remplit un rôle social particulier dans les rangs d’une armée de réserve, force de travail disponible nécessaire au fonctionnement du système. En effet, le travail devenu denrée rare, il est facile de rendre docile la masse des travailleurs et de ceux qu’on appelle aujourd’hui les demandeurs d’emploi. Le chômeur est en effet sommé de prouver sa recherche et surtout, d’attester la souffrance induite par sa condition. Pourtant, comment ne pas s’esclaffer devant les offres d’emploi absurdes, bourrées d’anglicismes incompréhensibles, réclamant diplômes, compétences, traits de caractère contradictoires, motivation sans faille, aptitude génétique au sacrifice, le tout pour les tâches les plus ingrates ? Voilà ce que le personnage du Réserviste tente de refuser, se montrant tour à tour lucide et pathétique.
Pour l’incarner, deux acteurs et une actrice, dans un jeu de ping-pong électrique alternant discours direct, réplique et commentaire. Le texte de Thomas Depryck est construit sur des procédés de dédoublement impulsant au monologue vivacité et décalage, prolongés par la mise en scène survoltée d’Antoine Laubin. Face aux spectateurs assis sur la scène, les comédiens escaladent les gradins, profitant d’une dimension supplémentaire de déplacement. L’oisiveté est ainsi montrée à l’opposée d’une quelconque langueur, assumant au niveau formel les dires du personnage : il n’a certes pas d’emploi, mais il s’active, ah ça oui. Il lit, il mange des pizzas, il regarde la télévision, il se branle. Tout cela remplit parfaitement les journées, mais comment représenter la plénitude de cette inactivité, ce « faire » qui ne se dit pas dans les mots du travail ?
À chaque représentation, un intervenant issu des sciences humaines est invité pour apporter sur la question non pas son expertise mais plutôt quelque chose comme un regard depuis sa discipline. Le défi est de ne pas organiser une conférence en marge du spectacle mais bien de l’y intégrer directement, en mettant sur scène le chercheur dans son propre rôle. Le jour où j’ai assisté à la pièce, le philosophe et professeur à l’ULB Thomas Berns a proposé un parcours autour de la façon dont la philosophie peut s’emparer de la notion de travail. Parmi les éléments les plus directement liés au spectacle, il a esquissé la façon dont le travail a d’abord été envisagé négativement, comme l’envers de la politique, pour ensuite, à l’époque moderne, apparaître comme facteur d’ordre social. Le travail est ainsi devenu l’horizon structurant de la pensée politique, qu’elle soit libérale ou socialiste- communiste. L’impensé derrière ces concepts, le non-travail, en est également la condition, à l’image de l’esclave pour le monde grec ; cela ne le rend pas plus facile à envisager. Penser le non-travail demande donc de se déprendre de constructions sociales très ancrées, c’est pourquoi on manque de mots pour envisager la sphère d’activité qui déborde celle de l’emploi. C’est aussi là que la question touche à la philosophie.
Chaque soir, la confrontation est organisée sans filet ; invité et comédiens n’ont jamais répété ensemble. Ils ont l’occasion de débriefer quelques minutes après la représentation lors d’une rencontre à laquelle les spectateurs sont invités à participer. Cette prolongation est pensée comme faisant pleinement partie du spectacle ; si elle ne lui est pas indispensable, elle permet d’évoquer les déplacements opérés – celui de mettre un professeur d’université sur une scène de théâtre, par exemple – et ce qu’ils produisent. Les perplexités amenées par les différents discours trouvent alors matière à amplification, dans un registre qui doit être éminemment différent chaque soir.
L’étudiante en philosophie que je suis en est sortie pleine d’enthousiasme et de questions. Drôle et énergique, sans doute moins achevée que Démons me turlupinant mais dotée d’un charme propre, la pièce se voit conférer par l’apport de l’invité la respiration qui aurait pu lui manquer. La prise de risque inhérente ne la rend que plus attachante.