Avec Le Second Disciple , Kenan Görgün explore la part sombre de Bruxelles. Personnage à part entière dans ce thriller psychologique, la ville se dévoile sous un angle angoissant.
Deux personnages principaux portent le récit. D’un côté, Abu Brahim, jeune bruxellois radicalisé. Il était l’un des cerveaux du terrible « attentat de la Grand Place ». Unique commanditaire à avoir été arrêté, on le retrouve à sa sortie de prison, sa liberté limitée par un bracelet électronique et par sa propre conscience.
De l’autre côté, on découvre Xavier Brulein, militaire bruxellois qui, à cause d’une bagarre dans un bar, s’est retrouvé en prison. C’est là qu’il a rencontré Abu Brahim et s’est converti. Reprenant l’un des noms du Prophète de l’Islam, il se renomme Abu Kassem.
« De nuit, si aucun vent ne ride sa surface, le canal de Bruxelles-Charleroi pourrait ressembler à une route dont on aurait coulé le goudron récemment, un large mur de ciment noir couché à terre, une voie de carbone qui perce les limites de la ville par le zoning industriel de la commune de Schaerbeek au nord, sous le poste-frontière du pont Buda, arche de fonte monumentale dont le cisaillement de barres ressemble au totem érigé en des temps révolus par un peuple craintif en hommage à un Dieu-Araignée, culminant à plusieurs dizaines de mètres et tenant son peuple sous la coupe de ses pattes géantes. »
Morne, gris, humide. Le Second Disciple s’ouvre sur une description terne et presque glauque du canal Bruxelles-Charleroi. Le cours d’eau matérialise, dans ses descriptions sombres, le milieu et les psychologies dans lesquelles le roman nous plonge. C’est à Molenbeek, « Molem » comme on dit, que se déroulera tout le récit. Kenan Görgün, Bruxellois d’origine turque, connait bien les quartiers qu’il décrit pour y avoir vécu pendant des années. Mais c’est un Molenbeek caché qu’il nous raconte : celui des réunions en sous-sols et des monstruosités que recrache le canal.
À travers ce roman, Görgün donne à voir une réalité qu’on a tendance à occulter, à vouloir oublier. Le Bruxelles que l’auteur décrit est toujours le théâtre de cellules terroristes. C’est quelque chose qu’il veut mettre en évidence. Il confie d’ailleurs lors d’un entretien au Soir : « Comment peut-on imaginer que c’est fini ? Le califat de l’EI s’est plus ou moins disloqué, oui, mais ce n’est pas vraiment une bonne nouvelle : la dislocation entraîne une recréation de plein de petites structures plus volatiles, plus dispersées. Imaginer que c’est fini parce qu’Abdeslam est en prison et que Baghdadi est mort, c’est débile. » Cette réalité, décrite dans des lieux reconnaissables de Bruxelles, fait froid dans le dos.
Les personnages principaux du roman sont, tous deux, poussés par des obsessions. Abu Brahim agit en permanence par haine alors que Xavier Abu Kassem est complètement obsédé par l’attentat qu’il prépare. Il tient à venger Abu Brahim en fomentant un plan terrible. Selon lui, « en comparaison, le 11-Septembre sera l’enfance de l’art ». Il est poussé par une détermination sans faille, se plonge si complètement dans son projet qu’il ne pense plus qu’à ça. Même ses complices en viennent à changer leur regard sur lui. Abu Kassem ne mesure plus le temps qui passe qu’en décomptant les jours jusqu’à l’aboutissement de sa « mission ».
C’est surtout dans la tête de ces deux personnages que l’auteur nous emmène. Le point de vue d’Abu Brahim est même narré en « tu », comme si nous étions les témoins de la voix de sa conscience. Cette voix est beaucoup plus détachée et plus abstraite que celle de Xavier Abu Kassem qui va droit devant lui, avec un but clair à atteindre. Le style est de ce côté là plus direct, lui aussi va droit au but.
L’écriture de Kenan Görgün a la qualité de plonger complètement le lecteur dans une ambiance qui rythmera tout le récit. Le style est presque cinématographique dans les descriptions, mais très littéraire quand on en vient à la psychologie des personnages. Cela peut être autant une qualité qu’un défaut. Parfois, tellement plongés dans les pensées torturées des protagonistes, il n’est plus possible de suivre l’action. On a tendance à se perdre un peu dans ce roman fouillé et tourmenté, mais cela participe à l’esthétique globale du récit. Au sortir de cette histoire, Bruxelles n’est plus tout à fait la même... Ce regard, sans fard, sur la radicalisation et le terrorisme oblige à penser cette réalité qu’on a envie d’oublier. Difficile néanmoins de faire la part des choses entre la fiction et la réalité que l’auteur a observée sur le terrain. Il arrive, par moments, qu’on se demande même où il veut en venir… Une réponse plus claire sera peut-être dévoilée dans les prochains tomes de ce qui est annoncé comme une trilogie bruxelloise.