Entre portraits et paysages, Les marins ne savent pas nager (La Peuplade, août 2022) de Dominique Scali nous mène au large d'Ys, une île aux allures familières où pour se démarquer, il faut savoir plonger.
Présenté avec sa carte et sa ligne du temps, Les marins ne savent pas nager laisse penser à une histoire fantastique qui tirerait son inspiration de la légende bretonne d'Ys . Or il n'en est rien. Si l’île d'Ys existe dans certains imaginaires comme récit maritime mystérieux1 , c’est ici son fonctionnement interne qui est dépeint, et ce, en suivant le destin de Danaé Berrubé-Portanguen dite Danaé Poussin.
Dès le début de la lecture, on est quelque peu déstabilisé. Pas de héros, pas de quête, pas vraiment d’intrigue, mais plutôt une histoire à la fois portrait et paysage de toutes ces réalités qui constituent le quotidien de l’île. Très vite, on comprend qu’un clivage entre les habitants est profondément ancré. D’un côté, les citadins à qui tout sourirait, les fortunés, les décideurs… De l'autre, les vrais Issois. Là, ça sent le poisson et la misère, et les citadins, on ne veut pas en entendre parler. Les femmes sur la rive, les hommes en mer.
« Ils combattaient l’instabilité de l’existence par le refus de la terre ferme, se cloîtraient à bord pour éviter l’ivresse des possibilités, élisaient l’immensité du large pour fuir l’étroitesse du bercail, chassaient le vide du retour par l’excitation de la partance, le mal de vivre par le mal de mer, s’arrachaient à l’île bien-aimée comme on arrachait une balle au fond d’une plaie. »
La plus grande responsabilité de chacun est de subvenir à ses propres besoins, mais aussi à ceux du voisin. D’ailleurs, puisque les hommes sont souvent absents, ce sont les femmes qui nous sont le mieux présentées. Matrones sévères et autoritaires qui se laissent parfois attendrir par les orphelins, mais qui n'hésitent pas à sortir les couteaux si elles trouvent des raisons de se méfier d'un individu.
Les personnalités de l’île, et qui ont eu un rôle à jouer dans le destin de Danaé, rare nageuse d’Ys, sont racontées dans les moindres détails. On connaît leur passé, leurs vices, leurs peines… À commencer par Enoc Martel, le duelliste et ancien professeur d’escrime qui se retrouve, soudainement et malgré lui, du mauvais côté de la Cité. Grâce à lui, les sacripants auront enfin accès à une éducation minimum et parviendront même, parfois, à trouver une occupation différente des ripailles. Enoc Martel, figure paternelle de Danaé, sera celui qui l’aura guidée, mais aussi encouragée à nager. Cette faculté deviendra pour elle à la fois un cadeau (elle trouvera de l’ouvrage, saura ramener les richesses des épaves englouties sur la terre ferme), mais aussi une malédiction puisque le regard des autres sur elle changera. Les marins ne savent pas nager constitue, notamment grâce au portrait de Danaé, une réflexion sur le soi, sa place dans la société et au sein des relations sociales d'un système.
Lorsqu’on s’écarte des personnages, dans une forme d’inter-chapitres, on découvre l’île et son histoire singulière, tant du point de vue des paysages que du point de vue de son histoire : rites funéraires, traditions, événements… Depuis le Massacre des Premiers Hommes en passant par la guerre des Deux Jaloux, et les temps de Saine Rotation. Chaque épisode de la vie issoise est raconté de façon à en former un témoignage, de même à travers les descriptions nébuleuses et humides des paysages de l’île. La Cité est un tel entre-soi qu’il est difficile d’y entrer, mais aussi d’y rester. D’ailleurs, chaque année, afin d’apporter du nouveau sang à ces lignées isolées, le rituel de la Saine Rotation sélectionne des Issois et Issoises de l’autre côté du mur à la manière d’une loterie qui maintient l’espoir d’une vie meilleure dans le cœur des petites gens. L’ascension sociale devient alors un phénomène de réflexion essentiel au sein du roman.
« Y a qu’une seule façon d’élever les enfants, et c’est de les tailler pour qu’ils affrontent le monde tel qu’il est. […] C’est regarder les poudrés dans ton genre se débattre dans l’eau et se dire : qu’il crève, ça fera une place de plus à la prochaine rotation. »
Le travail de langue effectué par Dominique Scali est épatant. Les champs lexicaux de l’eau et de l’ambiance marine sont omniprésents, voire même oppressants. Le XVIIIe siècle est à portée de mots, tant le ton est parfois vieilli et paupérisé d’un côté, mais pompeux voire ronflant de l’autre. Si la langue ajoute de la vraisemblance au récit et permet de s’imprégner de la situation des personnages, elle est parfois surabondante et perd le lecteur au gré de termes trop spécifiques, d’autant que la lecture s’avère déjà dense. Pour la complexité de sa forme et sa longueur, Les marins ne savent pas nager est sans doute à réserver à un lecteur persévérant.
Une aventure maritime qui invite à interroger les rapports humains dans un contexte qui sent encore un peu les vacances.