Après l’extraordinaire et hypnotisant L’Étreinte du serpent, Cira Guerra et Cristina Gallego poursuivent leur exploration des ravages du colonialisme sur les indigènes colombiens avec Les Oiseaux de passage, une saga criminelle et familiale.
Un oiseau se pose sur le rebord d’une fenêtre. Un insecte se fait dévorer. Une tempête se profile à l’horizon. Au sein de la tribu Waayu, autour de laquelle Les Oiseaux de passage gravite pendant deux heures, de telles manifestations sont d’une importance capitale. Pour ce peuple indigène du nord de la Colombie, les rêves et les signes se doivent d’être écoutés et interprétés. Ce sont eux qui dessinent l’avenir, présagent les fortunes à venir, les dangers qui guettent et bien sûr les malheurs qui ne manqueront pas de frapper la tribu.
Le présent, lui, est dicté par le passé. Les vies des ces indigènes sont en effet construites autour de traditions et de coutumes ancestrales, presque indéchiffrables pour une personne extérieure, mais que les cinéastes Cira Guerra et Cristina Gallego nous font découvrir sans ambages. C’est ainsi que le film s’ouvre, à la fin des années 1960, sur une cérémonie de passage à l’âge adulte, où une certaine Zaida (Natalia Reyes) opère le rituel qui ferait d’elle (selon la tradition) une femme. Vêtue d’une saisissante tenue rouge, elle entame une parade nuptiale, où ceux qui veulent devenir son époux peuvent littéralement entrer dans la danse. Celle-ci échoue, puisque son prétendant, un homme du nom de Rapayet (José Acosta) assez éloigné de la tribu, se révèle incapable de fournir la dot. Il ne possède pas le nombre conséquent de vaches, de chèvres et de bijoux qui lui sont réclamés.
L’histoire pourrait s’arrêter là. Mais nous sommes quelques années avant l’avènement de Pablo Escobar, et le commerce de drogue avec les Américains a encore de beaux jours devant lui (façon de parler). Quelques rencontres fortuites plus tard, l’opportunité se présente pour le jeune homme d’épouser celle sur qui il a jeté son dévolu, tout en enrichissant considérablement la tribu grâce à un fructueux trafic de marijuana. Sous peu, les voitures remplacent les ânes, et des maisons de style européen poussent au milieu d’un désert qui n’a jamais connu une telle opulence. La Marie-Jeanne se révèle cependant bien plus dangereuse pour ceux qui en font le commerce que pour ceux qui la consomment. Les signes les avaient pourtant prévenus mais qu’est-ce qu’un rêve étrange face aux séduisantes promesses du luxe ?
Comme L’étreinte du serpent , qui témoignait de la disparition de cultures indigènes en proie au colonialisme, Les Oiseaux du passage est une histoire de corruption. C’est le capitalisme qui s’impose comme l’origine du mal, bouleversant les traditions de deux familles et ravageant leurs âmes. Pendant deux heures, quelques figures grandioses se déchirent, partagées entre l’appât du gain, leur honneur et leur code : une matriarche qui se fait prophète puis commerçante, un adolescent impétueux qui devient un adulte destructeur, et bien d’autres. À la fois victimes et responsables de leur sort, ils courent tous à leur perte, nous le savons dès le début. La seule question est comment.
En ce sens, Les Oiseaux de passage n’est guère différent des récits de chute et d’ascension qu’on a pu voir chez Coppola ou Scorsese. Comme dans le Parrain ou Les Affranchis , familles, traditions et affaires se confondent, puis s’affrontent jusqu’à se clôturer dans un sanglant ballet final. Malgré son découpage (le long-métrage est composé de 5 « cantos »), c’est un récit de gangsters assez conventionnel que le film développe. Ce qui le distingue de la masse est la culture qui l’imprègne. Tributaire de la tradition wayuu et de la tragédie grecque, Les Oiseaux de passage impose un langage cinématographique distinctif, à la fois contemplatif, séduisant, sinistre et saisissant. Succincte dans son évocation de plus d’une dizaine d’années d’histoire, mais lente dans son rapport à l’action, cette grande saga familiale empreinte de superstition rappelle également l’œuvre du romancier colombien Gabriel Garcia Marquez.
Poursuivant la route tracée par L’Étreinte du serpent, Les Oiseaux de passage s’impose à la fois comme un complément et un renouvellement de celui-ci. Là où le précédent film de Guerra et Gallego travaillait dans un noir et blanc qui donnait l’impression de voir des photos d’époque se mettre magiquement en mouvement, celui-ci joue sa tragédie dans des couleurs vivifiantes de la manière la plus grandiose possible. Mais dans ses tableaux grands angles à la beauté brûlante, il y a un même désir : celui de capturer la riche tradition d’un peuple avant que celle-ci ne soit irrémédiablement balayée par la marche du temps et de l’argent.