Il est tout à fait possible que j’aie mal lu l es Samothraces . Que j’aie appliqué dans les béances de ce texte terrible mes propres visions de cauchemar et d’angoisse. Il est probable que face à la violence de sa prose, j’aie trébuché.
Nicole Caligaris est une écrivaine exigeante. Ses textes sont construits depuis des réseaux de références et de citations qui jamais ne deviennent de simples jeux littéraires. Les guerres, la guerre en général, une guerre en particulier traverse ses œuvres. L’immigration, la condition humaine traitée à travers son axe le plus dur, sont des éléments récurrents de son travail. Le théâtre, et notamment le grand-guignol, hantent son imaginaire qu’on sent peuplé de marionnettes inquiétantes, de ventriloques, de décors en carton pâte, d’effets spéciaux de bouts de ficelle (et en selle de cheval). Il était difficile pour moi, en parcourant cet ouvrage, de ne pas penser aux instants les plus sombres de Raymond Roussel, aux Illuminations de Rimbaud, et bien souvent à Paterson de William Carlos Williams.
La question centrale, celle qui permet à Nicole Caligaris de regrouper toutes ces préoccupations complexes, est le langage. Plus encore que les idées, ou les histoires racontées, les écrits de Nicole sont d’incroyables constructions verbales. Des cathédrales gothiques aux bas-reliefs tressés de centaines de voix.
Sa réécriture d’ Ubu roi , pièce pataphysique de Jarry, suffirait à elle seule à prouver ce rôle central des mots, cet intérêt obsessionnel pour la structure des phrases, pour leur poésie, leurs musicalité. Lire les ouvrages de Nicole, c’est accepter un périple où l’on devient étranger à sa propre langue.
Partir, nous partirons. Avec tampon, sans tampon… nous partirons. Comme des maudits et alors ? Comme des forçats… Sur le ventre peut-être, malades à en crever ; sur les poings et les genoux, sur les ongles un par un, quitte à les perdre tous, sur les canines peut-être; sanglants à force d’y laisser la peau, comme des écorchés s’il le faut ; nous partirons.
Les Samothraces est un récit épique et tragique, l’histoire d’un exode forcé, d’un voyage malheureux, d’une migration misérable, sans chaussures. Le texte est composé en trois parties : « les Sourcils du dragon » , « la Clique des lambdas » , « la Nef des plumes » . On y retrouve trois voix de femmes, mélange de suppliques, de chant et de poésie teinté de l’extrême violence qui soude à chaque instant du texte. Les péripéties sont celles d’un passage clandestin par une frontière, surveillée (et punir), gardée, érigé comme un mur (un genre de frontière devenu aujourd’hui presque banal). La mort y traîne omniprésente, la misère, la crasse et la souffrance mais jamais le texte ne devient complaisant, jamais tire-larmes. La force des mots, la structure de la langue évite de se perdre au piège de la tristesse facile et nous entraîne avec les voyageurs d’infortune.
Nous sommes des édifices en marche, des palais, gonflés, craquants, en prise au vent, balustres déployés, ondulation des rampes, amarres battant les hampes, vrombissements, piliers arqués, tentures déroulées du ciel, porche qui se balance, arrachés à l’attraction, lâchés du sol.
Allez, laissez tourbillonner les feux, vibrer les écailles, se hérisser les crocs et les sourcils du dragon : nous partons.
Les Samothraces a connu une première édition en 2000 dans la collection « Bleue » du Mercure de France. Mais je recommande de préférence la magnifique version du Nouvel Attila. Dès sa couverture ce livre-objet est séduisant. Une couverture rigide d’un bleu profond, énigmatique, à l’image de son titre. Il faut se souvenir que Samothrace est une petite île grecque, mais renvoie surtout à la Victoire de Samothrace , mystérieuse statue ailée, dont le nom semble ici résonner comme une menace. Une victoire à quelle prix ? La statue est une ruine sans tête aux ailes en lambeaux.
Un important travail typographique a été réalisé par Colombe Salvaresi. Dans ce récit polyphonique, les voix s’incarnent dans leur police de caractères, les corps sont contenus dans la forme des mots. Les structures dynamiques de la mise en page fonctionnent parfaitement avec l’aspect polyphonique et citationnel du texte. Rien n’est laissé au hasard, les impressions déroutantes de cette forme servent sa poésie. La forme conçue en hommage à la Prose du transsibérien de Blaise Cendrars et Sonia Delaunay ainsi qu’aux Stèles de Victor Segalen se présente comme un format tout en hauteur qui se déplie en accordéon, transformant le texte en fresque quasi mythologique.
De plus, cette édition fait entrer le texte de Nicole Caligaris en relation avec un travail photographique d’Éric Caligaris. Très énigmatique au premier abord, cette série d’images sombres et volontairement floues prend un aspect hautement inquiétant et poétique. Un nuage d’images grises, de minuscules spectres, comme autant de personnages secondaires sont imprimés au recto de l’accordéon.
Cette œuvre, composée par une technique que l’artiste appelle Trouble , vient peupler le récit de Nicole Caligaris d’une cohorte de fantômes semi-anonymes. Si cette série nécessite un certain effort de visualisation, c’est que le texte qu’elle accompagne est par certains aspects hermétique (dans le sens d’un mode particulier de fermeture des vases réalisé par les alchimistes). Une fois accepté que la passivité n’est pas une position tenable devant cet ouvrage, son contenu devient plus fort encore dans les ouvertures qu’il propose. À ce sujet, la richesse de L’Ayoyou (I owe you , je vous dois) proposé en fin d’ouvrage est non seulement un formidable trousseau de clés de lecture mais aussi une bibliographie d’une grande richesse.
Le bateau grince, le bateau crisse, le bateau craque. Le bateau pris entre les forces de la mer et celles des machines. L’eau qui cherche à pénétrer jusqu’à nous, qui s’y prend par buées, par rigoles, par filets noirs. Il faut se déplacer sans cesse, tenir les yeux ouverts pour surveiller la montée de l’eau.
À tous les lecteurs blasés, à tous ceux qui aiment les textes, qui les aiment vraiment, à tout ceux qui cherchent de la poésie, de la vérité dans la littérature, à tous ceux-là, vous ne devez, vous ne pouvez pas passer à côté des textes de Nicole Caligaris. Lecteurs de Hannah Arendt, de Roger Caillois, de Pierre Bourdieu, de Saint-John Perse, de Beckett, ce livre saura vous parler. Et à tous les autres, eh bien, je le recommande aussi, même si vous vous égarez dans ses béances, même si vous chutez sur sa prose, même si vous ne le comprenez pas : les Samothraces restera une vraie expérience littéraire et peut-être un nouveau départ.