critique &
création culturelle

Les valets

du Plan Joker

Que diriez-vous d’un travail créé à partir de votre profil ? Jusqu’où iriez-vous pour l’obtenir ? Est-ce possible ? Le Plan Joker vous prend par la main et vous explique tout à Liège, dans la salle de la Halte les 14 et 15 janvier.

C’est par des hôtesses et stewards du Plan Joker, tout de rouge vêtus et carte de visite à la main, que nous sommes accueillis. Le ton est donné, nous nous immergeons dans le Plan dès l’entrée. Pour ce qui est du plateau, tout qui s’est déjà rendu dans une agence d’intérim reconnaîtra l’esprit impersonnel du décor. Du traditionnel ficus au mobilier sobre, faussement design et globalement froid répondant, lui aussi, au code couleur du Plan Joker, tout est inconfortable, et rappelle que c’est à l’individu de se plier à l’emploi et non l’inverse.

Marc Jobber, concepteur du Plan Joker, fait son apparition pour nous présenter son grand projet.  Il s’agit pour l’autoproclamé « profiler en ressources humaines » de lancer le programme qui permettra de positionner « the right man at the right place » s ur le marché de l’emploi car, et ce n’est pas la ministre des Affaires sociales et de la Santé, Maggie De Block, qui nous dira le contraire, un travailleur non adapté à son travail est un travailleur malheureux, un travailleur qui court de plus grands risques de tomber malade, de ne plus travailler et donc de coûter de l’argent à la société.

À ses côtés, Éva, l’atout charme de la soirée. En ravissante potiche, elle ne sera jamais nommée que par son prénom. De ronds de jambes en déhanchés dans sa petite robe à volants, elle assiste « Monsieur Jobber » du mieux qu’elle peut dans le lancement du programme. Première demandeuse d’emploi « de bonne volonté » à avoir participé à la version d’essai du programme, elle est l’exemple parfait de la réussite du Plan Joker. Bien entendu flexible, elle peut à la fois encoder et traiter les données des participants, danser, accueillir les candidats, encaisser des gifles et maîtriser le programme du Plan sans jamais perdre son sourire béat.

Ensemble, ils ont pour mission de définir le profil des demandeurs d’emploi sélectionnés afin de leur proposer un poste émanant du plan Joker. Ces candidats auront tout à fait le droit de refuser l’offre… s’ils ne craignent pas de perdre leur droit aux allocations de chômage. Mais comme Jobber le répète à plusieurs reprises, « il faut se détendre ». Le Plan Joker est à prendre comme un jeu, même si les épreuves à surmonter se font de plus en plus intrusives, voire franchement humiliantes.

Avec cette pièce, Yvonne Charlot affiche son ambition de questionner le public quant aux politiques de l’emploi. Jusqu’où peut-on aller pour obtenir un travail ? Quelle valeur nos sociétés accordent-elles au travail ? Reste-t-il un espace de résistance où penser à contre-courant des politiques ultra-libérales? Quand devient-on complice des pires mesures mises en œuvre en vue d’atteindre le plein emploi?

Le Kaléidoscope Théâtre pousse les curseurs de l’exagération à leur comble en transformant la démarche de recherche d’un travail – recherche que l’on imaginerait personnelle, inhérente à chaque individu et dépendante de ses propres attentes et compétences – en un jeu truffé de références à l’univers de la téléréalité et des réseaux sociaux où l’intime s’expose sur grand écran et où le présentateur sait mieux que l’individu ce qui lui convient.

Mort au libre-arbitre, vive les bullshit jobs , pour reprendre l’expression de l’anthropologue britannique David Graeber qui, dans un article qui a fait le tour des réseaux sociaux cet été, affirmait que nombre de travailleurs occidentaux occupaient des postes inutiles à la société. Marc Jobber est particulièrement doué pour créer des emplois inutiles, tels que « coupeur de cheveux en quatre », « tireur de ficelle », « berceur d’illusion » ou encore « passeur de pommade ».

L’ironie est de mise avec Plan Joker . L’on rit pas mal durant cette heure et demie mais à force d’épurer le message, de chercher la clarté facile, de vouloir viser juste, le didactisme prend le pas sur l’artistique. Ça sent l’effort et l’on sait d’avance comment les choses vont tourner pour les pauvres futurs travailleurs, sans pour autant éprouver une grande empathie à leur égard. Le Kaléidoscope Théâtre oublie de faire confiance à son public et manque de subtilité en surlignant et surjouant les situations qu’il veut dénoncer.

À voir ces 14 et 15 janvier 2016 à Liège, dans les locaux de la Halte .

Même rédacteur·ice :

Plan Joker
par l’ASBL Kaléidoscope Théâtre
Mis en scène par Yvonne Charlot
Avec Mathieu Besnard, Valentine Gérard, Sarah Gilman, Aurélie Henceval
Vu le mardi 2 décembre 2015 à la Cité Miroir