l’Empire du silence
L’impératif de justice incarné
Avec l’Empire du silence, Thierry Michel réalise un documentaire accablant sur l’impunité qui règne sur l’un des plus graves crimes contre l’humanité commis en République Démocratique du Congo. Le livre la Force des femmes du docteur Mukwege participe avec la même force à ce combat pour la paix qui nécessite d’abord et avant tout la justice.
À la fin du documentaire, le silence était total dans la salle. On était stupéfaits.
Entre 3 et 4 millions de morts, c’est le nombre approximatif de victimes des deux guerres du Congo (1996 et 1998-2003) qui sont les conséquences du génocide des Tutsis au Rwanda en 1994. Le film de Thierry Michel L’Empire du silence décrit ces événements tragiques, du règne finissant de Mobutu jusqu’à la prise de fonction de l’actuel président Tshisekedi. En relatant 25 années de conflits, le réalisateur dénonce sans concession l’impunité générale d’un des plus grands massacres de l’humanité contemporaine.
Fin connaisseur de son sujet, Thierry Michel, qui tourne en RDC depuis 30 ans, interroge à nouveau le destin incompréhensible de ce pays doté d’immenses réserves de minerais hautement stratégiques, de diamants et d’or et qui est, pourtant, dans une pauvreté extrême.
En préambule, Thierry Michel présente son parcours en tant que réalisateur sur les images du majestueux fleuve Congo et des forêts de la RDC. Que peut un film face à la réalité d’une véritable tragédie ? Pourquoi, de nouveau, transmettre au public cette histoire violente de la RDC par le biais d’un film documentaire ?
Suivant le fil chronologique des événements présentant les terribles conséquences du génocide rwandais jusqu’à aujourd’hui, l’Empire du silence montre comment la RDC a aspiré les maux du Rwanda et a, depuis lors, basculé dans la spirale des massacres et des crimes contre l’Humanité. Avec pédagogie, Thierry Michel exploite des cartes interactives, des images d’archives et des témoignages pour expliquer l’histoire des conflits en RDC, qui débute par le sort des réfugiés massés dans les camps à la frontière du Rwanda, pris en otage par des extrémistes hutus. Des témoins de première ligne décrivent, racontent et s’interrogent sur l’extrême violence dont ont été victimes les Rwandais réfugiés et les Congolais. Des révélations qui sont autant de preuves dans l’enquête menée par Thierry Michel et qui laissent le spectateur à la fois abasourdi et révolté.
Le réalisateur questionne aussi le silence international organisé autour des massacres en RDC. Ainsi, le rapport Mapping, principale et unique étude de l’ONU sur les violations les plus graves des droits humains en RDC de 1993 à 2003, est une étape charnière du documentaire. Les témoignages de hauts fonctionnaires de l’ONU présentent les difficultés de cette enquête qui dérange au plus haut point les pouvoirs congolais et rwandais. Le spectateur prend conscience au fur et à mesure des raisons d’une omerta scandaleuse sur cette enquête qui aurait pu servir ‒ et pourrait encore servir ‒ de preuve à charge dans un devoir de justice.
Dans le livre la Force des femmes paru en septembre 2021 chez Gallimard, le docteur Mukwege s’implique de manière assez similaire à Thierry Michel pour dénoncer les causes des violences sexuelles largement répandues dans le Congo oriental. Depuis 1999 avec la fondation de son hôpital de Panzi à Bukavu, le prix Nobel de la paix en 2018 soigne les victimes de ces armes de guerre et de contrôle de territoire que sont les viols. Dans la Force des femmes , le docteur Mukwege raconte son parcours de médecin dans le Sud-Kivu et son engagement, et il explique ses propres découvertes sur les mécanismes d’existence des violences sexuelles de masse.
Comme dans l’Empire du silence , ce livre dénonce nommément des responsables de crimes contre l’Humanité, en visant des membres de l’élite financière et militaire organisant le chaos dans le Congo oriental. Le docteur Mukwege présente également le parcours de victimes qu’il a soignées et explique les violences extrêmes qu’elles ont vécues en mettant en valeur leur incroyable résilience. Ces parcours de femmes servent d’exemples pour présenter l’évolution du projet de l'hôpital de Panzi, qui s’est progressivement doté d’une prise en charge globale de ces violences extrêmes. Immanquablement, le film de Thierry Michel et le livre de Denis Mukwege se rejoignent dans leur plaidoyer pour la justice. Le précédent documentaire de Thierry Michel, l’Homme qui répare les femmes, prenait pour sujet le parcours du docteur Mukwege et l’Empire du silence en constitue la suite logique en tentant de comprendre à la source du génocide rwandais les violences vécues actuellement par le Congo.
Si le livre du docteur Mukwege la Force des femmes insiste sur la résilience des femmes et leur force de mobilisation, le travail de réalisation de Thierry Michel est mû par la nécessité d’enregistrer d’urgence la parole de témoins qui détiennent la vérité sur les atrocités de ces années de conflit au Congo. Le documentaire donne donc une place franche à leurs révélations tout en poursuivant son travail d’enquête et le spectateur est à la fois atterré par leurs récits et stupéfait par le courage de ces témoins. Si l’on regrette l’emphase du titre choisi pour le film, force est de constater que le contraste entre les révélations du film et l’absence de relais médiatiques et de connaissance du grand public sur ces guerres est ahurissant.
Ce documentaire l’Empire du silence ne fait pas l’économie de la complexité des situations de guerre, mais la narration en voix off de Thierry Michel accompagne justement les images de massacres, de guerre, et les témoignages. Elle contextualise, informe, et questionne. Elle constate aussi l'enchaînement des impuissances. Le dosage entre les commentaires et les témoignages est équilibré et lorsque l’extrême violence paraît, le silence fait écho à la tragédie qui se déroule sous nos yeux. Thierry Michel ne pouvait pas non plus faire l’économie d’images choquant les sensibilités : celles de la tragédie de réfugiés poursuivis par l’armée rwandaise et par les rebelles congolais, comme celles de la répression sauvage des révoltes du Kasaï par les soldats de l’armée congolaise qui filment avec leur propre téléphone portable les meurtres qu’ils commettent sur des civils désarmés. La disparité de qualités des images peut troubler la spectatrice et le spectateur : ainsi les images issues des années 1990 contrastent avec les beaux plans de l’Office des Nations Unies à Genève, tout comme les images d’archives avec la qualité de la captation du discours du docteur Mukwege lors de la réception du prix Nobel de la paix. Les témoignages filmés dans les forêts du Kivu détonnent eux aussi avec ceux des représentants de l’ONU, mais ce mélange atteste de l’authenticité des preuves à charge dans la quête de vérité du réalisateur. Par contre, on s’étonne davantage de l’apparition des images du fleuve Congo qui semblent trop belles pour servir de transition aux pires bassesses de notre humanité, ainsi que de la musique religieuse visant l’élan poétique que ne méritent pas les dénonciations. Le documentaire de Thierry Michel n’offre pas de respiration aux spectatrices et aux spectateurs, et ce dans l’intention de donner toute la force nécessaire à un réquisitoire contre les coupables de massacres.
Fort de la conviction que l’histoire n’est pas fatalité, Thierry Michel présente donc un film d’enquête synthétisant son importante filmographie sur la République Démocratique du Congo. L’Empire du silence s’inscrit dans la grande tradition des documentaires d’enquête et de dénonciation, et présente une forme classique qui se révèle exigeante tant par la qualité du travail que par la quantité des informations délivrées. En questionnant la portée de son travail de réalisateur de documentaire, l’Empire du silence semble être l’ultime étape de Thierry Michel dans ce travail de sens sur la République Démocratique du Congo, son ultime moyen de participer à un changement en RDC. Et la force de l’Empire du silence répond bel et bien aux devoirs impérieux de justice dont ce pays a besoin pour briser le silence d’une histoire stupéfiante de la violence et de l’impunité.