Si en dépit de la concurrence de l’Internet et des autres médias l’attrait pour la lecture semble progresser, c’est bien que celle-ci est source de plaisir. C'est ce que nous explique le chercheur, à la fois théoricien et praticien de la littérature, à travers cet ouvrage dont l’originalité nous entraîne à la charnière des études littéraires et des sciences cognitives. Une réflexion qui s'inscrit dans le sillage et prolongement des recherches de l’essayiste. On se souviendra à ce titre par exemple de son Plaidoyer pour un renouveau de l’émotion en littérature paru en 2013 chez Complicités dans lequel il entendait prouver la place intrinsèque de l'émotivité dans la littérature et la manière dont celle-ci impacte invariablement le lecteur.

La Séduction de la Fiction se saisit à bras le corps de ce fil d'Ariane. En effet, la démonstration de l’auteur de l'admirable Panorama du roman australien (Hermann, 2009), seule histoire littéraire consacrée à la littérature australienne disponible en langue française, s’articule en neuf chapitres autour de questions fortes, passant en revue ce que la fiction parvient à faire naître en nous avec acuité et lucidité. Une exploration qui, soulignons-le, apparaissait encore jusque-là comme un point aveugle, délaissé des théoriciens.

Laisser s'opérer le charme

Le pouvoir de séduction d'une fiction ne passe pas uniquement par les mots qu'elle porte, il s'exerce sur plusieurs niveaux, rappelons-le, car les professionnels du livre redoublent d'attention pour attirer le lecteur dans ses filets. Effectivement, l'objet livre en lui-même, sa matérialité comme son rayonnement au sein du milieu littéraire, contribuent en partie à charmer le lecteur tout en attisant son désir et ses attentes. L'aspect sensoriel pourra ainsi être travaillé à ces fins. Pensons par exemple aux pop-up books ou aux ouvrages hybrides jouant du croisement des possibles entre papier/numérique pour prodiguer aux lecteurs une expérience de lecture unique. Les belles reliures et autres manuscrits autographes en sont également un autre exemple dans la mesure où leur histoire, leur vécu délébile, parfois inaccessible, font naître une émotion particulière chez leur propriétaire.

Cultiver les plaisirs comme le rapport à l'autre

Mais lorsque sous les doigts la couverture s'ouvre et les pages se froissent, il est à noter que les pratiques de lectures de chacun divergent, grands lecteurs, lecteurs amateurs, occasionnels, professionnels : on ne lit pas toutes et tous de la même façon ni pour les mêmes raisons. Jean-François Vernay le rappelle et brosse avec justesse un panorama des multiples types de lectures existants, évoquant de fait les plaisirs respectifs qu'ils procurent sur le plan cognitif. Par ailleurs, une des questions les plus vives de l'ouvrage est peut-être celle du rapport auteur/lecteur et de la relation, ou plutôt du jeu, qui s'établit entre les deux. Les postures que l'écrivain endosse successivement, tout comme son œuvre, témoignent de son habileté à courtiser et charmer son lectorat, et font de lui pour emprunter à l'auteur : « un professionnel de la séduction ». Les mécanismes employés par l'écrivain sont nombreux, subtiles. Placere, docere et movere , la célèbre formule d'Aristote, leur sert de guide. Pour que s'opèrent une sensualité, une « érotique de la fiction » dans la mesure où l'auteur projette son désir dans la construction de sa relation au lecteur, qui selon le chercheur serait dû à la proximité des aires cérébrales en lien avec le désir sexuel et l’appétence.

Si la fiction favorise l'empathie et permet de vivre mille et une expériences par le simple fait de s'adonner à la pratique de la lecture et devrait à ce titre être encouragée pour tous, en particulier à l'école, pour les nombreux bienfaits qu'elle suscite, Jean-François Vernay rappelle qu'elle fait partie de ces facettes constituant le ciment de la relation individu/fiction. Fort de sa pratique d'enseignement dans l’espace francophone et à l’international, notamment en Australie où il exerce aujourd'hui, Jean-François Vernay livre également un regard critique sur le système éducatif et ses pratiques qui, d'une certaine façon, nuisent au pouvoir de séduction des œuvres en occultant leur « force émotionnelle » au profit d'une quête d'utilité concrète pour les apprenants qui voient alors leur attention focalisée sur la conduite de lectures analytiques ou encore sur la rédaction de compositions visant à disséquer les ressorts et rouages du textes plutôt que d'en apprécier la beauté. Ce qui, pour certains, peut anéantir ou réduire le plaisir de lecture. Mais tout n'est pas perdu ! Très créatif, Jean-François Vernay entend bien proposer avec conviction quelques clés et alternatives envisageables pour remédier à ces difficultés. Il recommandera ainsi la multiplication des angles d'attaques en cultivant un regard pluriel et pluridisciplinaire tout en prônant une « éducation émotionnelle qui propose de voir en l’écriture littéraire un moyen commode de susciter l’empathie et de libérer la charge affective de l’apprenant ».

L'important étant que ce besoin universel qu'est la fiction, d'ordre cognitif autant qu'émotionnel et permettant à la fois de traverser et de sublimer la réalité, puisse être assouvi par chacun.

En somme, l'ouvrage de Jean-François Vernay, La séduction de la fiction , apparaît comme un ovni d'une grande densité et originalité. Arpentant une myriade de disciplines avec force (neurosciences, études littéraires, psychanalyse, psychologie cognitive...) il conviendra au scientifique comme à l'humble curieux malgré sa sagacité accrue et sa complexité en cela que l'auteur est un formidable passeur et sait guider le lecteur dans toutes les strates de son argumentaire au moyen d'exemples pertinents qui parleront à tout à chacun. Si la fiction déploie tous ses charmes pour piquer au vif la curiosité des lecteurs ceci au sens étymologique du terme , ensorcelant son lectorat, il convient de préciser que cet essai y parvient également. Nous ne pouvons donc que vous inviter à vous laisser séduire...