Mercury Rev
Mercury Rev est un groupe à la carrière chaotique, parfois déroutante, mais passionnante. Le dernier album du groupe – une réinterprétation d’un disque quasi introuvable de Bobbie Gentry – est tout simplement une perle rare.
Après des débuts expérimentaux du temps de son premier chanteur, David Baker, et le départ de ce dernier, le groupe d’indie rock originaire des Catskills s’est orienté vers des compositions plus mélodiques et complexes, parfois très alambiquées, avec des fortunes diverses. Accédant à une plus large notoriété depuis les albums Deserter’s Songs et All Is Dream , Mercury Rev n’a cessé de surprendre ou de déconcerter. Surgissant toujours là où on ne l’attend pas, il nous revient avec un projet ambitieux : réinterpréter un album mythique mais oublié des années 1960 : The Delta Sweete de la chanteuse Bobbie Gentry.
Whatever happened to Bobbie Gentry ? Rappelons d’abord de qui il s’agit : chantre du Deep South, et plus précisément du delta du Mississipi, à la croisée du blues, de la country et de la soul, elle a connu un succès aussi foudroyant qu’inattendu en 1967 avec sa chanson Ode to Billy Joe , ballade syncopée évoquant le suicide inexpliqué d’un adolescent se jetant dans les eaux boueuses de la rivière Tallahatchie. Le texte, véritable bijou littéraire, détaille les différentes réactions de la famille de la narratrice, vraisemblablement sa petite amie, par rapport à ce fait divers. Il dévasta plus d’un cœur adolescent et marqua si fort les esprits qu’il inspira un film, un brin trop explicite par rapport à l’intrigante indétermination des mobiles et des sentiments soigneusement entretenue dans la chanson. Au premier album succéda l’année suivante cet opus aujourd’hui quasiment introuvable, The Delta Sweete , que Mercury Rev a eu l’excellente idée de « revisiter » avec intelligence et sensibilité.
Quant à Bobbie Gentry, elle cessera d’enregistrer en 1971 pour se consacrer à la scène (curieusement, elle se produira régulièrement à Las Vegas – un lieu aux antipodes de son univers – et comptera parmi ses spectateurs enthousiastes Elvis Presley). Elle aura également son propre show télévisé. N’hésitant cependant pas à s’affranchir du système, elle quittera tout en 1981 pour se barricader volontairement dans un anonymat digne de J.D. Salinger, nous laissant l’image d’une femme à la beauté troublante et à la voix étrange, toujours imprévisible dans ses choix artistiques et farouchement indépendante. On ne parle guère d’elle aujourd’hui, même si l’on a dit que son exemple aurait inspiré la chanson de Taylor Swift (fan absolue), « The Lucky One ». Quoi qu’il en soit, les seules vraies étoiles ne sont-elles pas celles qui n’éprouvent plus le besoin d’encombrer les médias ?
Adapter une chanson est déjà un pari risqué ; adapter tout un album peut sembler relever d’une forme d’inconscience teintée de présomption. Mais le groupe des Catskills, particulièrement inspiré, a travaillé dans la dentelle. Des arrangements somptueux et travaillés qui n’excluent pas des choix très tranchés. D’abord celui des musiciens de ne pas chanter eux-mêmes sur l’album. Tant pis pour les inconditionnels du timbre de voix si caractéristique de Jonathan Donahue. Ici, rien que des voix féminines et pas n’importe lesquelles : Norah Jones, Hope Sandoval, Lucinda Williams, Beth Orton, Laetitia Sadier, Rachel Goswell, Carice Van Houten, Susanne Sundfør, Margo Price, Phoebe Bridgers, Marissa Nadler et Vashti Bunyan (accompagnée de Kaela Sinclair).
Seule différence par rapport à l’album original : la décision assumée de remplacer l’un des titres par Ode to Billy Joe , cette banale mais désormais célèbre conversation familiale à table qui propulsa Bobbie Gentry au firmament. Comme c’est Lucinda Williams qui réinterprète le morceau de façon très personnelle, on ne s’en plaindra pas1
De plus, le choix n’est pas illogique puisque la même tragédie est évoquée en sourdine dans une autre chanson, Reunion .
Pas un temps faible : la même atmosphère oppressante, le même fatalisme tacite, la même touffeur du Sud est égrenée au fil de mélodies marquées au sceau d’une révolte sourde singulièrement poétique.
Il y avait huit chansons originales et quatre reprises sur l’album de Bobbie Gentry. Parmi ces dernières, le classique Tobacco Road , auquel Susanne Sundfør confère une incroyable énergie.
Des figures de l’enfermement et de l’absence : la prison avec Parchman Farm et sa glaçante et abrupte conclusion et Courtyard , le mystérieux enfermement en soi qui génère l’évasion par le songe (sublime interprétation de Beth Orton).
Quelques choix subjectifs, tant on voudrait tout citer : toute la finesse et le talent de Norah Jones se fondent dans des chœurs aériens pour nous emporter dans le morceau d’introduction ( Okolona River Bottom Band ) tandis que Hope Sandoval confère des accents très Mazzy Star à Big Boss Man (amusant de comparer avec la version d’Elvis Presley). Quant à Margot Price, elle livre une version ébouriffante de Sermon qui nous rappelle que dans ce Sud alangui, la terreur biblique règne encore et le doigt accusateur du pasteur pointe toujours sur les consciences qui voudraient s’émanciper ( You may run a long time (…)/ But let me tell you/ God Almighty’s gonna cut you down. ) Enfin, Morning Glory et sa sensualité tranquille.
Toutes les voix, tous les musiciens ont participé en état de grâce à ce qui est une véritable résurrection, celle d’un album injustement oublié que nous a légué la fille du Chickasaw County, la sirène du Delta dont l’élégante mélancolie n’a pas fini de nous faire rêver.