« Mes histoires de vielle »
La vielle a traversé un millénaire, certes sous diverses formes. Un siècle anoblie, le suivant déchue, elle frôle même la disparition avant de réapparaître à nouveau. Elle est aujourd’hui bien présente mais encore trop peu (ou mal) connue. Dans les années 60, elle tombe entre les mains d’Emmanuelle Parrenin, musicienne et art-thérapeute française. J’ai eu le plaisir de l’interviewer à l’occasion de ce troisième article de notre dossier consacré à la vielle à roue.
Comme beaucoup j’ai découvert la musique d’Emmanuelle Parrenin sur le tard, grâce à la réédition de son disque Maison rose (sorti une première fois en 1977) par le Souffle Continu. Ce disque, j’aurais pu le trouver dans la discothèque de mes parents entre un autre d’Alan Stivell et un best of de Simon & Garfunkel (il y avait du Abba aussi bien sûr). Mais il n’y était pas. En y repensant, cette absence reste difficile à comprendre d’un point de vue artistique. Le sort fait aux musiciennes, leur invisibilisation dans l’histoire de la musique (Linda Perhacs, Vashti Bunyan, parmi tant d’autres comme en parle d’ailleurs Elise Dutrieux dans un article sur Karoo ) débouchent parfois sur une redécouverte tardive, parfois embarrassée du travail de ces artistes et de leur importance pour bien d’autres musicien·nes. Peut-être la musique d’Emmanuelle Parrenin était alors considérée comme étant « de niche ». Quoi qu’il en soit, elle vient rejoindre la bande déjà nombreuse des artistes trop peu reconnues et pourtant adulées par de fervent·es admirateur·rices, dont je fais partie.
Sa voix tout de suite reconnaissable, son timbre cristallin posé sur un bourdon de vielle à roue, me transportent toujours dans des lieux fantastiques. « Thibault et l'arbre d’or » est l’une des rares chansons qui m’ait fait pleurer. Je pourrais m’épancher longtemps sur l’injustice que représente ce trop peu de popularité d’Emmanuelle Parrenin mais à la vérité cela lui semble égal. Elle a tracé un autre chemin que celui qui lui était tout désigné ‒ celui des musiques traditionnelles ‒, s’en est allée dès que ça ne l’intéressait plus, a perdu l’audition pendant une longue période avant de la retrouver grâce à sa propre voix et à ses instruments. Elle développe encore aujourd’hui une démarche d’une grande vitalité, enchaînant concerts expérimentaux, enregistrements solo ou collaboratifs avec une détermination doublée d’un détachement presque déconcertant.
La vielle à roue était un excellent prétexte pour contacter Emmanuelle Parrenin dont j’admire le travail. J’ai pu en apprendre plus sur sa rencontre et la manière dont elle entre en résonance avec son instrument fétiche.
J’ai lu dans une interview donnée au Guardian que votre premier contact avec la vielle à roue, c’était dans les années 60 à Paris. Et vous parlez du fait que le son vous était allé droit à l’estomac. Pouvez-vous m’en dire plus sur cette sensation ?
C’est encore plus le cas quand on en joue. La première fois que j’ai vu l’instrument, c’est presque passé dans mon corps. Ça avait fait raisonner tout mon squelette alors que je n'avais pas mis l'instrument sur mon ventre. C’est quelque chose qui m'a touchée au niveau de tout mon être. Il y a une résonance qui fait entrer votre ventre, votre corps tout entier en vibration.
Avez-vous eu accès à l'instrument assez vite ?
Je me suis tout de suite dit que je voulais en jouer. J’étais assez jeune et j'ai eu la chance de trouver un instrument qui était un peu détérioré. D’ailleurs, chaque fois que j’en jouais, il y avait de la sciure qui en tombait. Il était bouffé par les vers ! Mais ça m’a au moins permis d'avoir un instrument. Mes histoires de vielle, ce sont de vraies histoires. Ma première vraie vielle, je l’ai trouvée chez celui qu’on appelait « le boucher ». Il avait une boutique place des Vosges à Paris. Ce luthier faisait des instruments anciens et il avait une vielle en vitrine. Je suis passée devant je ne sais pas combien de fois. Je rêvais de cette vielle mais c'était trop cher pour moi. En fin de compte, un jour j'ai osé franchir la porte et j'avais avec moi ma vieille vielle pourrie. J’ai demandé à essayer celle en vitrine. J'ai commencé à jouer dessus, il a tiré le rideau de fer, a été chercher un tonneau de vin blanc, finalement je suis restée 2/3 heures et je suis partie avec l’instrument. Je lui ai donné mon autre vielle plus tout l'argent que j'avais en poche. Puis j'ai traversé Paris avec cet instrument dont j'avais rêvé depuis longtemps ‒ peut-être un an en passant devant tous les jours. Et voilà, c'était une belle histoire et j'ai eu plein d'histoires avec mes instruments.
J'ai vu que vous vous les étiez fait voler même à un moment.
Oui, je me suis fait voler mes deux vielles et je me suis retrouvée à annuler des concerts pour cette raison. C’était la vielle dont je viens de vous parler, mon instrument. Je l’avais avec moi en Inde, je la portais même à dos d’éléphant ! J’ai pris des cars, elle m'a suivie vraiment partout, dans plein de situations différentes. Pour moi, c'était un arrachement. C'était difficile à avaler et la vie a fait que je les ai retrouvées. Ce qui est incroyable.
Au moment de la découverte de cet instrument avez-vous eu envie d’explorer le répertoire qui y était lié, d’aborder l’instrument de manière plutôt académique ? Ou alors étiez-vous tentée par l’expérimentation dans la manipulation de l’instrument, par exemple en tentant de le détourner ?
Quand j’ai commencé la vielle, je jouais de manière traditionnelle. Au tout début, on était une petite équipe. Il y avait René Zosso, Jean-François Dutertre, Dominique Regef. On a fait des stages avec un vieux monsieur dans le Berry, le Père Simon.
C’était un curé ?
Non, il n’était pas curé ! C’était Monsieur Simon (rires) . On a donc appris la vielle à roue de manière traditionnelle, on va dire. On a fait deux stages d’une dizaine de jours, je crois. On dormait sous la tente, je me souviens de ça. Au début, je n’ai fait vraiment que du traditionnel. Pendant des années je connaissais toutes les bourrées, les javas, les polkas… J’ai suivi ce chemin classique en ce qui concerne la vielle.
Effectivement, j'étais tombé sur un disque qui s'appelait le Galant Noyé . Maison rose date d’une ou deux années après ce disque et je me suis dit qu'il y avait quand même un saut entre les deux.
À l’époque où on a créé le mouvement folk en France, quand on a créé les premiers folk club, il y a eu les premiers festivals… Il y avait jusqu'à deux cents mille personnes qui venaient. C’était le début d'une grosse mode. Et puis après ce n’était plus le même esprit. Il n'y avait plus le feu, quoi. Et moi ça m’a barbée. Une fois, sur scène, je chantais une chanson sur une femme mal mariée et je me suis dit que j’en avais marre. Je n’avais plus du tout envie de raconter tout ça. Donc j'ai quitté le mouvement très tôt par rapport à mes autres copains. Ils m'ont dit que j’étais folle, que c'était maintenant qu'on commençait à bien gagner notre vie. Mais bon, c'était plus mon truc. Et là j'ai cherché à dévier l'instrument petit à petit.
Oui, parce qu'il y avait cet enjeu de vivre de sa musique.
Bien sûr, mais moi je jouais dans plusieurs groupes. Je jouais en trio dans Château dans les Nuages (Emmanuelle Parrenin, Phil Fromont, Claude Lefebvre, ndlr ). Déjà, on sortait des sentiers de la musique traditionnelle. C’est un disque qui est sorti juste avant Maison Rose et qu’on qualifiait de folk progressif. On commençait à faire nos propres compositions. Ça a été le cheminement vers Maison Rose .
Quand je pense à la vielle, je pense au bourdon. Avez-vous un intérêt particulier pour le bourdon ?
Je suis née dans la musique, mais une musique qui n’a rien à voir puisque c’était une musique de chambre. À l’époque de mes premiers enregistrements, j’écoutais beaucoup de musiques de cultures différentes avant que ce soit la mode de la World Music (musique dite « du monde »). J’écoutais beaucoup, beaucoup de choses. J’y trouvais déjà des sons continus qui amenaient ce côté « transe ». Ça m’a toujours intéressée, avant même la vielle. Ça rejoint le côté méditatif.
Vous jouez aussi de l’épinette, de la harpe. Je me demandais si vous aviez un rapport singulier avec la vielle par rapport à ces instruments.
Avec la vielle, il m’est beaucoup plus facile d’improviser. Je fais maintenant partie d’une scène d’improvisateurs sur Paris, juste pour le fun, pour jouer avec d’autres musiciens que je ne connais pas forcément. La vielle me permet de faire ça parce que je l’utilise différemment. D’abord, elle a ce côté chromatique, mais j’aime jouer en dehors du clavier donc en harmonique sur les bourdons. C’est quelque chose que j’aime beaucoup. C’est plus difficile d’improviser avec la harpe et l’épinette car je n’ai pas toute la gamme de notes. Ce n’est pas très étendu. Il y a deux instruments pour l’improvisation pour moi, c’est la voix d’abord et la vielle après.
Je lisais que vous disiez à peu près que, quand on saisit la vielle à roue, on ne sait pas forcément ce qu’il va en sortir, ou toujours est-il qu’il n’en sort jamais la même chose. Vous arrive-t-il d’avoir un rapport conflictuel avec vos instruments ou au contraire plutôt conciliant et apaisé finalement ?
C’est ce qui arrive quand on joue sur les harmoniques comme moi. C’est ce que j’apprécie car les harmoniques sont pour moi des sons venus d’ailleurs. Cela permet d’aller chercher autre chose mais il y a aussi la possibilité que le son qui sorte soit tout à fait autre chose que ce que vous aviez prévu. Donc il faut jouer avec ce qui se passe. Ça n’est pas sécurisant du tout.
Votre dernier disque est une collaboration avec Detlef Weinrich alias Tolouse Low Trax. L’enregistrement est décrit par Versatile comme une session en « lockdown ». On a comme une sensation de déambulation dans un collage musical finalement assez dansant. Comment avez-vous vécu ces sessions ? Vous étiez-vous faite une idée de la manière dont se déroulerait la rencontre ?
Moi, ça m’a beaucoup amusée. Il y a toute la partie rythmique que je ne peux pas faire. Improviser là-dessus, ça m’a intéressée parce que ça m’a fait sortir des choses que je n’aurais pas sorties. Au départ, c’était un peu sauter dans le vide, je ne savais pas ce que j’allais faire. C’est Gilbert Cohen de Versatile qui m’a dit « Écoute, je voudrais que tu fasses quelque chose avec Detlef » et il savait très bien ce qu’il faisait. Moi je ne connaissais pas Detlef, je savais juste que c’était un DJ et je suis allée écouter ce qu’il faisait. J’avoue que je ne connaissais pas du tout. C’était vraiment l’inconnu au départ et en plus on ne parlait pas la même langue. Il est allemand, je ne parle pas allemand, et je parle très mal anglais. C’était totalement sans filet. Gilbert voulait que j’écrive des paroles, mais comme ça, tout de suite ! Pendant dix minutes, je crayonnais, je cherchais, d’où les paroles qui sont sorties ! Quand j’enregistrais, Detlef n’était jamais là, il montait à l’étage mais moi ça ne me dérangeait pas, il voulait me laisser toute seule j’imagine. C’était bizarre au début et puis après j’ai compris le processus. Et finalement ça s’est bien passé !
À l’écoute de ce disque je me suis demandé quel était votre rapport à la musique électronique.
Ça m’intéresse beaucoup de mélanger tous ces possibles technologiques avec des instruments traditionnels. Je trouve que le mélange est vraiment intéressant. C’est vraiment quelque chose que j’aime. Après Jour de Grève , j’ai fait un disque qui est en mixage en ce moment. C’est ma musique, j’ai invité des copains à jouer et je pousse un peu plus loin non dans l’électro mais dans le traitement du son, dans les effets. J’ai trouvé que ça ouvrait un autre univers. Mes instruments sont toujours les mêmes, mais les effets ouvrent d’autres possibles.