Première au Festival d’Avignon pour la pièce de théâtre musicale Ni Brel Ni Barbara , écrite et interprétée par le duo de comédiens-chanteurs suisses Laurent Brunetti et Mario Pacchioli. Le but du spectacle ? Rendre hommage à deux artistes-modèles, transmettre cet amour à un public, et interroger la manière d’être artiste : créer ou imiter ?
– On pourrait décider que tu chantes Barbara mais avec ta voix à toi, ton identité. Pour moi, c’est ça rendre hommage.
– Mais si les gens viennent voir ce spectacle, c’est bien parce que c’est Brel et Barbara, et non pas Laurent et Mario.
La richesse du spectacle reflète la richesse des deux légendes représentées tellement il irradie la nostalgie, la grâce, la beauté, la douceur et l’extravagance de Barbara, et la lumière, l’enthousiasme, la force, l’humour et la joie de vivre de Jacques Brel. Le public est plongé dans un véritable voyage dans le temps où sons, corps et idées, tradition, modernité, passé et présent s’enlacent dans une union inextricable aux allures d’ode à la vie. Profondément humaniste, la pièce brille par sa sincérité, son authenticité, sa bienveillance et son subtil équilibre entre poésie et comédie, d’une part, et intimisme et performance, d’autre part.
Il s’agit d’une œuvre totale , où la frontière entre fiction et réalité s’estompe pour laisser s’exprimer une finalité supérieure : le vrai. Non pas au sens historique et factuel mais au sens de… sens , tout simplement. Car tout dans cette pièce fait sens : la relation entre les comédiens dans la vie réelle et sur scène, la relation entre Brel et Barbara, la relation entre les comédiens et les artistes qu’ils incarnent, et la relation entre eux et le public.
Mise en scène d’une mise en scène
La compagnie Les Monsieur Monsieur ne livre pas seulement un spectacle mais aussi une expérience et une réflexion sur le Spectacle, l’Art et l’Artiste. Nous assistons ainsi en direct aux répétitions de deux comédiens-chanteurs préparant un spectacle en hommage à Brel et à Barbara. L’un, Laurent, joue le rôle de Jacques Brel. L’autre, Mario, joue le rôle de Barbara. Les noms de scène des deux personnages correspondent d’ailleurs aux noms des deux hommes dans la vie réelle. Comme s’ils se mettaient eux-mêmes en scène et offraient une mise en abyme de leur propre quête d’artiste et d’individu. Ils jouent et, en même temps, ne jouent pas, parce qu’ils se jouent.
La mise en scène, signée Rémi Deval, se révèle aussi minimaliste que judicieuse. Espace divisé en deux mini-territoires , d’un côté, le piano et Barbara, de l’autre, une machine à café et Brel. Cette machine ne manque pas de significations. Symbole des répétitions et du rituel de la pause-café, où l’on interrompt l’action artistique pour penser à ce que l’on fait. Symbole de la manière d’être de Brel, réaliste et pragmatique ? Ou encore symbole du décalage et de la rupture entre le monde artistique des rêves/désirs (sons harmonieux de la musique du piano) et le monde de la réalité (bruit mécanique et vide du percolateur) ?
Les deux comédiens, pourtant réunis par un amour absolu envers leurs deux modèles, s’opposent d’emblée quant à la manière de rendre hommage. Le premier défend une vision résolument créatrice : l’interprétation des chansons de Brel passe par l’expression de l’identité personnelle et moderne de l’interprète. Le second prône une approche traditionaliste basée sur la reconstitution la plus exacte (voix, gestuelle, tenue, type de piano) de l’artiste imité. Qui est le plus conservateur ? Celui qui désire conserver sa propre identité d’imitateur ou celui qui désire conserver l’identité de la personne imitée ? Cachent-ils une peur ? La peur d’être soi-même, pour l’un, et la peur de ne plus être soi-même, pour l’autre ?
L’opposition va cependant s’étioler au profit d’une quête commune mais selon un mouvement inverse : l’imitateur (Mario) va devenir de plus en plus créateur et, le créateur (Laurent), de plus en plus imitateur. L’interprète de Brel ajoute à son personnage (perruque et roulement du r), se sophistique , tandis que l’interprète de Barbara s’épure , soustrait, enlève (son costume noir et ses lunettes). Faux paradoxe, la division intérieure croissante au sein des deux comédiens-chanteurs va contribuer au renforcement de leur union.
Empruntant des trajectoires différentes, ils aboutissent à la même conclusion : pour créer, il faut se créer, et, pour se créer, il faut aussi imiter. Réconciliant rapport au passé (l’imitation comme moyen d’intégrer en soi l’héritage d’une culture et d’une histoire) et rapport au présent (la création comme moyen d’affirmer son identité, de se changer soi-même et la société). De plus, en imitant, ils créent, et, en créant, ils imitent. L’imitation parfaite confinant à l’impossible (idéal de perfection inatteignable en soi et altérité physique et vocale individuelle irréductible), tout interprète-imitateur recrée nécessairement ce qu’il imite. À l’inverse, toute création s’imprègne d’une part d’imitation, consciente ou inconsciente, puisque tout créateur est le produit d’une histoire (la chanson française ici) qui le dépasse. Vu négativement, imiter revient à limiter, à restreindre un modèle jugé reproductible et saisissable, à réduire l’ esprit d’un artiste à sa lettre , témoignant par la même occasion d’un manque de respect envers lui. Vu positivement, imiter signifie revenir à ce qui conditionne un artiste (le passé, l’histoire, la culture) pour mieux s’approprier ces déterminations et s’auto-déterminer ensuite.
Le point culminant de leur cheminement intervient au moment où ils accouchent de leur première chanson originale et goûtent à l’extase de la nouveauté. Cette chanson fait d’ailleurs allusion à un autre spectacle de Laurent Brunetti et Mario Pacchioli, Pêcheurs de Rêves , consacré exclusivement à leurs propres chansons.
La Belle et La Bête
La pièce se pare d’une couche de sens supplémentaire quand les comédiens créent deux types de relation entre Brel et Barbara : artistique et humaine/privée. La première trouve racine au cœur même de leurs œuvres, se répondant à la manière d’un dialogue involontaire et (faussement ?) accidentel, les chansons Ne me quitte pas et Dis, quand reviendras-tu ? en constituant la meilleure illustration. Brel et Barbara apparaissent également en tant qu’êtres humains dans la vie réelle. Brel, la Bête, sanguin, affirmatif, ancré dans le sol de l’action, extraverti, artiste fier et accompli qui n’hésite pas à asséner des leçons de vie et à jouir de son savoir, de ses certitudes. Barbara, la Belle, extravertie sur scène mais introvertie en dehors, mystérieuse, céleste, à la fois présente et absente, mélancolique, indécise, incertaine, habitée par la peur de se confronter à elle-même et aux autres. Le spectacle dépasse la simple mise en relation de ces deux icônes de la chanson française : il met en scène le rôle joué par chacun dans la vie de l’autre. Ainsi, Barbara, pessimiste quant à la qualité d’un texte personnel ( Dis, quand reviendras-tu ? ), à sa réceptivité auprès du public et à sa légitimité en tant qu’artiste-créateur, trouve en Brel le fer de lance pour surmonter sa peur, oser enfin être elle-même et se réaliser.
Le spectacle repose ainsi sur six contrastes, moteurs de la dynamique de l’ensemble : entre un homme et une femme, entre leurs personnalités dans la vie réelle, entre deux objets sonores (la musique du piano et le bruit de la machine à café), entre la lumière et le noir, entre les visions de l’art de deux comédiens, et entre les deux Moi intérieurs de ces derniers. Outre ces différences, la beauté du spectacle tient aussi dans ce qui unit singulièrement les deux figures de Brel et Barbara. Car, selon Maurice Béjart :
Brel et Barbara avaient quelque chose en commun. Ce n’est pas le même thème, ce ne sont pas les mêmes chansons, pas les mêmes voix, pas le même monde, mais en même temps, il y a un côté « fraternité », double féminin de l’autre. Je trouve qu’ensemble, il se produit quelque chose de magique. Ce sont des gens qui se réunissent car ils ont un univers commun. Et pour bien travailler ensemble, pour bien s’aimer, il faut avoir un univers commun.
Aimer, c’est s’adresser à quelqu’un
L’un des plus grands mérites de ce spectacle se situe justement dans sa capacité à partager cet univers commun entre Brel et Barbara et, plus encore, à intégrer pleinement le public au sein même de cet univers. La fin de la pièce aborde en effet, de manière implicite et intimiste, la relation entre l’artiste et le public, en livrant une fin sans fin , où les comédiens-chanteurs s’adressent directement aux spectateurs et jouent à plusieurs reprises de l’effet lumière/noir pour semer la confusion. Comme s’ils s’accrochaient à la réalité artistique pour échapper à la réalité du monde extérieur. Comme s’ils n’existaient vraiment qu’en notre présence, sous nos yeux. Comme si l’on existait qu’en s’adressant à quelqu’un d’autre, à un destinataire. Comme s’ils voulaient préserver éternellement l’instant présent, ce moment suspendu d’amour et de communion avec le public.
Ce rituel de séparation résonne de manière tendre et émouvante avec les adieux de Barbara à Brel ( Gauguin – Lettre à Jacques Brel ) et au public (« Et je m’en vais le cœur content, c’est pour dire « Adieu, je vous aime » »). Les paroles finales des deux comédiens sur scène semblent dire, en filigrane, « Public, ne nous quitte pas », « Public, dis, quand reviendras-tu ? ». Mise en abîme de la condition des comédiens au Festival d’Avignon qui, en dépit des circonstances de vie et de travail laborieuses et impitoyables, viennent jouer pour être et exister. Pour quelques instants seulement. Mais éternels.