Nils Frahm
« Était-ce le plus beau concert auquel j’ai pu assister ? » Poser la question, c’est déjà une manière d’y répondre : récit de la nuit sous la Pyramide du Louvre orchestrée par Nils Frahm et Olafur Arnald.
En achetant deux places pour le concert nocturne de Nils Frahm et Olafur Arnald dès leur mise en vente en mars – Dieu bénisse les réseaux sociaux – je ne savais pas à quoi m’attendre. Deux musiciens hors pair dont je connaissais toutes les collaborations, réunis sous la Pyramide du Louvre par le street artist JR, de minuit et demi à six heures du matin. Je savais qui, où et quand. Mais si la musique se résumait à une mécanique grammaticale scolaire de cet acabit, il y aurait autant de pianos sur Terre qu’il y a de buvards. Il me manquait le quoi, le comment, le pourquoi, le pourquoi du comment. Un mystère, en somme. Une aventure. Une expérience.
Ne voulant rien manquer du concert, j’arrive sur le parvis de la Pyramide peu après minuit. Une longue file s’étend des contrôles de sécurité jusqu’à la rue de Rivoli. Je prends place dans la file, qui a des airs de soupe populaire, parmi ces zombies au pas lent mais pressé venus chercher un peu de chaleur sonore et assouvir leur besoin d’évasion auprès de Nils Frahm. Peu d’entre eux doivent connaître Olafur Arnald, mais cet impair sera vite réparé, et de quelle manière.
Après vingt-cinq minutes de pousse-pousse, passées à détailler l’incroyable trompe-l’œil de JR sous les moindres coutures, j’entre enfin dans la Pyramide. Portique, tapis roulant, fouille. Et là, magie. Depuis l’escalier en colimaçon, vue imprenable sur des centaines de chaises longues tournées vers une scène improvisée au pied de l’allée Sully. On croirait, à s’y méprendre, un cinéma en plein air, tant le verre transparent de la Pyramide laisse passer la lumière de la nuit.
Trois, quatre photos prises d’en haut et je descends les marches rapidement car les places assises valent cher. Toutes sont déjà prises. Mais qu’importe. L’essentiel n’est pas dans ces rangées de transats aux airs de plage italienne. Ceux qui surveillent le sac à main de Madame manquent une occasion folle de s’approcher de la scène. Nous sommes quelques-uns à venir voir de près les pianos et machines qui composent le set déjà frémissant à l’idée de pouvoir être caressé par les doigts cavaliers de Frahm et Arnald. À peine le temps d’immortaliser le cœur du piano de Nils Frahm, si près que je le touche, avant de me faire rappeler à l’ordre par un vigile. Pauvre vigile, tu ne sais pas quel trésor doré tu surveilles…
Tant pis pour les chaises longues, il faudra trouver autre chose pour se mettre à l’aise. Les tapis bordant la « fosse » sont déjà recouverts de jeunes couples allongés près à s’enlacer au son des claviers. Impossible de rester debout pendant six heures. Le sol a beau être trop froid, trop dur, je n’ai pas envie d’une Nuit Debout. Pas de République ici, nous sommes dans l’antre des fastes de la royauté. Que faire ? Nous repérons avec d’autres mélomanes les chaises d’un bar fermé cette nuit, que nous nous empressons de rapatrier près des tapis. Chaises musicales. Une organisatrice aura beau meuglé « C’est interdit ça ! Ramenez les chaises ! », je te l’ai dit, nous ne sommes pas à l’école et ce ne sera pas une nuit debout.
Enfin, les lumières s’éteignent. Il est une heure du matin, les deux musiciens apparaissent sur scène, sans fioriture, et ouvrent leur concert de 360 minutes d’une introduction qui en fera 45. Un T-shirt noir ébène pour Frahm, un blanc ivoire pour Arnald. Deux touches de piano debout. Pudiques, pas un mot, dos au public, méconnaissables. Mais je les connais…
Nils Frahm est un gamin au gabarit frêle, tout droit sorti des 400 Coups . D’une quinzaine de mois mon cadet, c’est déjà un maître qui peut se permettre de se faire fabriquer un piano unique par David Kalvins. Son père, photographe, est à l’origine de plusieurs couvertures d’albums pour ECM Records. Il apprend le piano jeune, à Hambourg, formé au classique par un protégé de Tchaikovsky. Compositeur et producteur, il sort ses premières réalisations en 2009, avant de frayer avec l’électro. Le remixage de son EP Juno par Luke Abbott et Clark lui ouvre des perspectives et il élabore un style qui lui est propre, mêlé de classique et d’ambient, parfaitement retranscrit sur son album live Spaces . Un incontournable. A côté du virtuose allemand, Olafur Arnald est un impressionniste, paysagiste sonore, dans la grande lignée des artistes islandais, Björk en tête. Batteur heavy metal, il met de l’eau dans son brennivin (« vin brûlé » en islandais) et part en tournée avec Sigur Ros, le groupe dont Thom Yorke dit qu’il est l’une des sources majeures d’inspiration de Radiohead. Formé à bonne école, il sort son premier EP en 2009, un album, puis plusieurs bandes originales. Son style ? « Un sens fort de la mélancolie, mais toujours doublé d’une notion d’espoir et de bonté de l’humanité, la certitude qu’à la fin, malgré tout, tout ira mieux ». Amen. Autant dire que les deux compères ne pouvaient pas mieux tomber.
Dernières secondes de l’introduction de 45 minutes. Les lumières se rallument doucement, pour ne pas réveiller trop brusquement ceux des spectateurs qui se sont assoupis. Le duo se lève et salue. Applaudissements. Le public est conquis. Je me dis « Putain…Cette nuit va être inoubliable ». Quelques mots d’Olafur, d’une humilité déconcertante, qui nous apprend que lui et Nils ne savent absolument pas comment ils vont remplir les cinq heures à venir : ils n’ont composé ensemble que 45 minutes de musique depuis qu’ils se connaissent. S’il en fallait plus, tout le monde réalise alors que nous participons à quelque chose d’exceptionnel, une création en direct qui suivra les productions de Nils Frahm comme fil rouge mais qui laissera une part immense à l’improvisation et répondra à l’énergie dégagée depuis les chaises longues.
Alors, partant de là, deux autres « pièces » électro-classiques suivent, sur la même tonalité que l’introduction, déclinant les morceaux de l’album Solo et de l’EP Stare qu’ils ont réalisé ensemble. La fluidité et le mariage parfait entre la maîtrise mélodique de Frahm et l’ambiance synthétique d’Arnald est enivrante. Ce qui se joue devant nous n’est ni plus ni moins que la bande originale d’un rêve, une composition horizontale pour sommeil paradoxal. Les deux musiciens alternent solos et loops sur piano, rhodes, Roland Juno-60 et Moog Taurus. Une ronde aléatoire, l’un se lève, l’autre s’assoit, ça pianote, ça tourne un bouton, avec un tempo d’horloger suisse. Le tout dans une acoustique sans pareil. Je ne suis jamais allé à la Scala ni à Carnegie Hall, mais je suis persuadé que jamais je n’entendrai un son aussi cristallin et fidèle que cette nuit-là. Ils ont fait chanter la Pyramide.
Ne réalisant déjà plus le temps qui passe, je m’aperçois qu’il est presque 3h00. Le bruit des canettes renversées sur le sol par les promeneurs assoiffés n’ont pas réussi à me sortir de la musique. Pendant que Frahm part faire une courte pause, Arnald prend le micro, nous raconte comment sa grand-mère essayait de l’initier à Chopin quand lui était fan de punk et commence en solo Song For Grandma . L’Islandais qu’on pensait froid peut mettre des mots sur les émotions. Touchant. Nils revient sur scène en douceur et là, il se passe quelque chose. La salle va basculer dans une autre dimension.
« Time to wake up » dans le micro… L’orgue électronique se lève, les lumières tamisées laissent place aux stroboscopes colorés qui parent le plafond de mille feux, les escalators de l’allée Sully clignotent au rythme des néons et d’un beat discret mais endiablé. On va faire danser la Vénus de Milo ! Ce n’est plus un concert, c’est une soirée au Berghain. Le socialisme quinqua-caviar panique, bouche bée, désarçonné, s’agrippant à son transat deauvillais. Spontanément, des jeunes filles se lèvent, se rapprochent de la scène et commencent à se déhancher. Danses tribales, nubiennes urbaines sous une pyramide de verre, bientôt rejointes par de jeunes éphèbes bien swaggés. Je reconnais sous les cris et les « Allez ! » les premières notes de For , dans une version plus dynamique. Suit le thème de Peter , mon morceau. Mon corps va exploser. Le son est tonitruant, fort mais vif, juste, droit au cœur. Je vois la Pyramide décoller. Elle emporte avec elle foule, larmes et matraques dans un souffle akiresque . Nous avons quitté nos sièges de fortune pour nous retrouver debout autour de la scène, à un mètre des idoles. Arrive Says . Extase collective… Après plus de trente minutes de vagues électroniques, avec un accord parfait et une transition millimétrée, sans coupure, Nils Frahm se retrouve seul au piano et parvient à tenir le rythme pour enchaîner sur Hammers . Que dire… Ravel a eu son Boléro , Gershwin sa Rhapsody . Frahm aura ses marteaux. Les 400 coups du gamin sont là, assénés sur le clavier, dans une fureur maîtrisée époustouflante. Pour la première fois cette nuit, je pleure. Je lis dans le regard de tous ceux réunis autour de la scène la certitude, la conviction de vivre quelque chose d’unique, d’authentique, d’apolitique. Un homme et 88 touches peuvent faire plus que n’importe quelle propagande. Si Nils m’avait demandé de prendre la Bastille, l’Élysée ou le maquis, je l’aurais fait. Nous l’aurions tous fait. Jamais musique ne fut si puissante et aliénante. Indescriptible par le verbe.
Fanatisme, fureur et folie laissent place à l’écoute. Trêve. Retour au calme et à nos chaises. Le piano, encore vibrant, qui n’a pas bougé malgré les coups qui viennent de lui être assénés, est heureux de voir arriver Olafur, qui rejoue les grooms et ramène l’ascenseur dans le pays des rêves pendant que son collègue suant récupère. Frahm est remplacé par une femme (sa femme ?) qui, pendant les quarante prochaines minutes va faire une lecture du Tao Te Ching , ouvrage classique chinois majeur, attribué à Lao Tseu. Extrait : « Life so real that within it there is trust. From the beginning its name is not lost but reappears through multiple origins. How do I know these origins ? Like this. »
Amadoué par cette voix hypnotisante, je suis bluffé par l’agilité et la communion des deux pianistes qui accompagnent la lectrice au gré des mots, collant parfaitement à sa diction et à son rythme. JR lui succède sur scène. Ovation pour le maître de cérémonie, qui déambulait depuis plusieurs heures, appareil photo à la main, évidemment. Toujours en musique, il nous raconte sa première grande réalisation à Providencia, une des favelas les plus mal famées de Rio. Le street artist est plus à l’aise sur filigrane qu’à l’oral, mais qu’importe, son travail prend sens et corps avec ses explications. Je me sens privilégié.
Négligeant un peu l’histoire de JR, mon regard se porte sur les gens couchés sur le tapis devant moi. À mes pieds, il y a des couples lovés, des mélomanes en tailleur. Tous bercés ou absorbés par les notes qui coulent désormais sous la Pyramide dans un silence de cathédrale. Je contemple et réalise : le meilleur enregistrement du monde ne retranscrira jamais l’osmose avec le public, le mélomane submergé, le couple qui se tient la main et gardera ces quelques notes de piano gravées à jamais, à l’aube mélancolique d’un amour naissant.
Ne penses pas trop Broquet… La fin approche et les deux loustics sont bien là pour te sortir du songe. Il est l’heure de prendre la dernière vague, le raz-de-marée électronique, sans gilet de sauvetage, sans sémaphore, sans phare ni rivage. Une fois de plus, une réunion eucharistique s’improvise autour de Nils et Olafur, transportée par les effluves à corde. Le final arrive. Alors que Frahm lance More , le jour se lève, doucement. Sully brille, le piano inonde, la foule siffle et je ne peux m’empêcher de sourire. Derrière moi, sur le colimaçon, les zombies sont toujours là, scrutant de haut la grand-messe. Je revois encore à côté de moi ce jeune imprécateur pharaonique joufflu et ivre, cheveux en bataille, bière à la main, saluer la venue du jour, bras levés, transcendé face à la Pyramide. Sur le crescendo, pour la seconde fois cette nuit, je pleure. Je ne suis pas le seul. Des torrents de larmes qui feront déborder la Seine quelques jours plus tard. Nous finissons en chanson, sur un « la la la » universel.
Y avait-il quelque chose à ajouter ? À faire de mieux ? Était-ce le plus beau concert auquel j’ai pu assister ? Tant de questions pour accompagner le retour à la réalité mauve des rues parisiennes. Je me donne du temps pour y répondre, en prenant bien malgré moi le troisième métro, dans le mauvais sens… Je n’ai pas envie de me réveiller… Oui, c’était bien mon plus beau concert. Un concert à mille temps. Oui. Presque. Il me manquait quelqu’un. Ma Joconde. Mais je ne peux pas le raconter avec des mots, comme je n’ai pu raconter qu’une infime partie de cette nuit. Il faudrait le mettre en notes, en notes noires et blanches, comme Nils et Olafur.