La poésie flamande se traduit bien, mais ne se déguise pas. Rencontre avec le dernier recueil en date de Charlotte Van den Broeck, Noctambulations . Ça parle de ville, de rupture et d’étoiles.
Nulle n’est prophétesse en son pays
Si la Belgique enfante continuellement des poètes, il semble qu’elle les pousse dans le même mouvement à passer les frontières pour se faire découvrir. Ainsi, Charlotte Van den Broeck, née à Turnhout, diplômée à Gand et, sans être flamingante, très attachée à la Flandre, a-t-elle publiée ses deux premiers recueils de poèmes chez De Arbeidersper, une maison d’édition hollandaise. En 2017, elle se voit offrir une résidence par la maison néerlando-flamande De Buren, mais cette fois, c’est à Paris qu’on l’envoie.
Repérée chez nos voisins du Nord, le travail de la jeune poétesse se voit consacré en néerlandophonie : prix Herman de Coninck, prix VSB Poëzie, prix Paul Snoek. Bénéficiant d’un éclairage médiatique important à l’occasion de la Foire du Livre de Francfort en 2016, ses poésies commencent à s’exporter, à se traduire, à s’ébruiter. Les prestations de Van den Broeck émeuvent. Avec simplicité, elle raconte ses textes comme on prendrait part à une conversation dont le sujet nous passionne tout autant qu’il nous échappe. Ses mimiques, ses gestes, ses silences et son regard captent l’attention et finissent infailliblement par lui attirer les grâces du public. On en redemande.
Malgré cette puissance d’évocation, ses vers ne trouvent que peu d’écho de l’autre côté de la frontière linguistique. Les médias la boudent et, fatalement, les lecteurs passent à côté. Il faut attendre 2019 pour qu’une version francophone de son deuxième recueil paraisse sous le titre de Noctambulations . Petite victoire face à ce délais consternant : ce n’est pas Gallimard qui le publie, mais une petite maison bruxelloise : L’Arbre de Diane.
Débit de boisson
Sur la couverture du livre, une jeune fille étendue dans l’eau lève le nez en direction du titre de l’ouvrage. « Étrange », se dit-elle peut-être. Noctambulations n’est pas un mot français, tout comme le titre original du recueil n’appartient pas vraiment au flamand. En réalité, Nachtroer , c’est le nom de l’enseigne d’un night shop , nouvelle image d’Épinal des centres urbains modernes, refuge des oiseaux de nuit désœuvrés et des insomniaques en balade. C’est là que commence véritablement notre parcours, à Anvers, « sous le feu des néons », dans « le soir orange vif ».
Si les épiceries nocturnes ne constituent pas en soi un motif récurrent, elles posent le contexte général dans lequel se déploient les poèmes : un univers bleu – blauwe , le mot revient souvent –, urbain, rompu à la répétition, au flux des passages, à l’accumulation des marchandises. La poésie de Charlotte Van den Broeck s’inscrit de façon lancinante dans l’urgence contemporaine, sans pourtant en énumérer les artefacts ou se poser en porte-parole bruyant de la nouvelle génération. Le portrait de l’époque s’y dessine en filigrane, à travers les souvenirs qui nous sont contés, les dynamiques relationnelles qu’on y devine et les atmosphères qu’évoque si précisément – presque douloureusement – la poétesse.
Les poèmes s’égrènent telles des petites méditations. Celles-ci se veulent assez larges pour que chacun et chacune puissent s’y projeter, mais ne cèdent jamais à la facilité, à l’aphorisme de comptoir. L’écrivaine procède en se distanciant du réel, en adoptant une attitude détachée, quasi philosophique – Lévinas est cité en épigraphe –, avant de plonger vertigineusement dans le cœur du sujet. La vérité de ce qui nous est conté éclate alors :
[…] tu décrocherais ta veste
un petit geste définitif, la déchéance entre mes omoplates 1
ou, plus loin :
nos noms sur la sonnette, une initiale
une date, nulle part
2
Ici, Charlotte Van den Broeck ne nous parle pas simplement de rupture, elle revit la sienne en notre présence. Il ne s’agit pourtant pas de promotion, de mise en valeur d’un ego. Comme elle le confie à De Buren : « Il est peut-être encore acceptable d’écrire de la poésie à partir de ses propres expériences, mais mon image idéale de l’art est qu’il s’élève au-dessus du personnel3 . » Ce mouvement de soi au monde s’accomplit inlassablement à l’intérieur des Noctambulations de Charlotte Van den Broeck. Ainsi, ce ne sont par exemple pas les sciences, les astres, les rotations des planètes en eux-mêmes qui l’intéressent, mais l’effet de ceux-ci sur les comportements et la psyché des humains.
L’ère du verseau
Aujourd’hui, le succès de l’astrologie montre l’envie de tracer entre ces deux niveaux de réalité des correspondances, et cela en suivant un protocole précis. Cette occupation sert de palliatif aux angoisses contemporaines. En effet, la lecture des oracles célestes nous projette hors de notre égocentrisme et oppose à la liberté supposée sans limite du néolibéralisme une grille de lecture stricte, déterministe, implacable. Cette herméneutique rassurante ne se déploie pas dans un cadre institutionnel fixe, mais à travers plusieurs médias qui recourent à un panel de registres différents. Expertise de professionnels, posts de blog, memes, encadrés dans un journal, conversations entre amis, l’astrologie surgit de toute part, couverte tour à tour sous les masques de l’ironie, de l’amateurisme, du fantasme ou de la science. Faut-il dès lors la prendre au sérieux, lui accorder crédit ou s’en moquer gentiment ?
De manière subtile, Charlotte Van den Broeck intègre à sa poésie des éléments empruntés aux lexiques des horoscopes. Ainsi, un poème au centre du recueil s’intitule The Age of Aquarius , « l’ère du verseau » en français. Cette expression désigne, dans le langage astrologique, la prochaine étape vers laquelle se dirige l’humanité. Le poème s’étend sur quatre pages. Les mots, ici, ont besoin d’espace. On nous parle de vitesse, de foudre, d’être un « homme nouveau ». Le rythme rompt avec la mélancolie qu’imposaient les pages précédentes.
Sur ce thème futuriste, la poétesse modifie les angles de vue comme une camérawoman alcoolisée. On passe des réseaux synaptiques à une « mouvante configuration stellaire4 », puis il y a ce plan « vu d’en haut5 », « vu des autoroutes6 », où l’on se voit aspiré par une carte routière pour rejoindre les campagnes, traverser la « déglutition des sirènes7 » et atterrir dans la « bouche des démagogues8 ». Cette chute de l’espace à l’abstraction topographique, vers la réalité du terrain puis l’intérieur du corps, ce n’est pas la première fois que Charlotte Van den Broeck nous la fait subir. Chantre de la désorientation, elle se refuse à donner des indications, à faire le choix manichéen du « pour » ou du « contre », même quand elle aborde sa propre place au sein de l’institution littéraire.
ainsi la littérature nous l’a-t-elle enseignée
il y a ceux qui […] et ceux qui […]
je suis de ceux qui 9
Point.
À la page suivante, elle nous parlera d’un accident de voiture, ou peut-être d’une piqûre de moustique.
Invitation au voyage
Faut-il la prendre au sérieux, lui accorder crédit ou s’en moquer gentiment ? Charlotte Van den Broeck ne semble pas s’en soucier. Son deuxième recueil nous expose une lutte universelle mais qui semble aller en s’intensifiant : celle de l’homme et du sens qu’il est prêt à accorder à son existence. Programme vaste, infini, insoluble – puisque, comme elle le concède, « l’errance dure / plus longtemps que promis par l’horoscope », le recueil a le mérite de ne pas contourner la question mais plutôt d’y plonger tête la première. Une certaine imprécision, une impression de flottement et d’ennui, s’installe quelque fois à la lecture de ces pages, mais ce sentiment est immanquablement contrebalancé par un vers particulièrement saisissant ou un choix syntaxique audacieux. Un instant compromis, le poème s’achève toujours sain et sauf.
Une dernière remarque s’impose toutefois. Malgré sa grande qualité, cette publication nous parvient sous l’affront d’une double modification : (1) faite pour être récitée, cette poésie est ici translittérée ; (2) taillée pour le néerlandais, elle est traduite dans notre langue. La meilleure attitude consiste à prendre l’œuvre pour ce qu’elle est : une collaboration entre autrice et traductrice, un compromis entre deux langues, un passage sinueux entre le nord et le sud du pays.
Dans cet esprit, espérons que cette publication incite la curiosité des francophones, les pousse à franchir la frontière, à abandonner un instant leurs préjugés et à écouter comme le néerlandais est beau dans la bouche de Charlotte Van den Broeck.
Retrouvez Charlotte Van den Broeck le jeudi 19 septembre 2019 à à Bruges, à la libraire De Reyghere.