Notes sur…
Avec Inherent Vice , adaptation d’un roman éponyme de Thomas Pynchon, Paul Thomas Anderson ne livre pas seulement une œuvre complexe et formellement brillante, qui déjoue les codes du « film noir », il signe aussi, et peut-être surtout, un trompe-l’œil poignant.
« Le temps bifurque perpétuellement vers d’innombrables futurs. »
Borges, Le Jardin aux sentiers qui bifurquent (1941)
Matthias de Jonghe vous propose un dernier retour sur 2015 et évoque Inherent Vice de Paul Thomas Anderson. Son enthousiasme pour cette œuvre remarquable n’a pu résister à l’exhaustivité et a donné naissance à un véritable petit essai. Il vous invite à le découvrir en quatre étapes, tout au long de la semaine sur Karoo.
Anderson évoque un moment-clé de l’histoire culturelle américaine, celle de l’effritement spectaculaire du projet hippie à la charnière des années soixante et septante. En réalité, l’essentiel de son œuvre – une méditation sur la perte et l’irréparable passage du temps, sur la solitude et l’appartenance, enfin sur l’innocence et la loyauté – feint de se dérober au regard pour mieux revenir le hanter.
1970, banlieue sud de Los Angeles. Détective privé, Larry « Doc » Sportello (Joaquin Phoenix) habite un bungalow, à deux pas de l’océan, dans un de ces hippie havens qui fleurissent alors sur la côte Ouest. Un soir, son ex, Shasta (Katherine Waterston), aux abonnés absents depuis plus d’un an, ressurgit dans sa vie et en appelle à ses talents d’enquêteur : son nouveau compagnon, Michael « Mickey » Z. Wolfmann, homme marié et magnat de l’immobilier peu scrupuleux, fait face, dit-elle, à une curieuse menace – son épouse et l’amant de celle-ci projetteraient de l’expédier dans une institution psychiatrique. Pour Doc, comme pour le spectateur, l’irruption de Shasta met en branle une mécanique aberrante, prétexte à la multiplication de péripéties extravagantes et de personnages hauts en couleur ; à cette première affaire viennent en effet s’en ajouter d’autres, en cascade.
Entre deux confrontations avec le meilleur ennemi des hippies, le Lieutenant Christian F. « Bigfoot » Bjornsen (Josh Brolin), acteur à ses heures et fleuron du LAPD, Sportello fait ainsi la rencontre, notamment, 1/ d’un ex-taulard, proche de la Black Guerrilla Family et de gangs peu recommandables, qui le lance sur les traces d’un motard néonazi, membre de l’Aryan Brotherhood ; 2/ d’une héroïnomane repentie qui lui demande de mettre la main sur Coy (Owen Wilson), son mari saxophoniste, présumé victime d’une overdose fatale, mais œuvrant en réalité dans l’ombre pour le compte de formations gouvernementales, en tant qu’agent infiltré au sein de diverses factions supposées séditieuses ; et enfin 3/ dudit Coy, qui, contraint par sa fonction à se faire passer pour mort, le mandate pour veiller sur sa petite fille et sa femme – sans savoir que celle-ci a elle-même chargé Doc de le retrouver. Bien que dessinant dans leur enchevêtrement une trame chaotique, les lignes narratives d’ Inherent Vice convergent en un point : toutes mènent à une mystérieuse organisation, connue sous le nom de « Golden Fang », et qui s’impose bientôt comme l’archétype de l’entité occulte et tentaculaire, exerçant sur toute chose une secrète et malveillante influence.
Rocambolesque à l’extrême, ramifié, le film de PT Anderson tire son pouvoir de fascination de l’ironie puissante dont il fait preuve à l’égard de lui-même, et, simultanément, de sa faculté à dépasser cette forme d’autodérision, vaine en soi, pour ouvrir au monde et proposer à la fois une leçon d’histoire désabusée et une réflexion sur les rapports que l’individu entretient avec ses semblables et avec son temps. D’emblée, dès sa première scène, Inherent Vice se pose en artefact conscient de lui-même : l’intrigue sera rebattue (« I think I’ve heard of that happening once or twice », lance un Doc goguenard à Shasta), les mots permettant de la déployer marqués par l’usure (« way too overused », pour le dire avec la voix over ).
De fait, cette entrée en matière ne trompe pas, tant l’œuvre s’ingénie dans la suite à mobiliser les codes archi-ressassés du film noir (notamment, son attrait pour les rebondissements, ainsi que ses personnages emblématiques : le limier increvable, la femme fatale aux intentions troubles, etc.) ; mais ces attendus, métissés au contact d’éléments issus d’autres horizons (par exemple, de la stoner comedy ), font l’objet d’une réappropriation irrespectueuse et jubilatoire (voire franchement drôle), qui les déforme, les moque, les détourne – dans une démarche qui ne va pas sans rappeler le traitement que l’un des pères spirituels d’Anderson, Robert Altman, infligeait au genre dans The Long Goodbye (1973).
Doc, par exemple, n’a rien du hardboiled detective conventionnel : s’il fait parfois preuve d’une astuce surprenante, il passe le plus clair de son temps l’œil ahuri et l’esprit embrumé par les pétards qu’il fume à longueur de journée ; lointain cousin d’Œdipa Maas, héroïne du deuxième roman de Pynchon ( Vente à la criée du Lot 49 , 1966) qui se trouvait elle aussi plongée au cœur d’un invraisemblable complot, Sportello subit l’enquête plus qu’il ne la mène. Assommé, menacé de toutes parts, intimidé, séquestré, trompé, tourné en ridicule plus souvent qu’à son tour, il déambule à l’aveuglette, hébété face au foisonnement des pistes qui se présentent à lui.
Le décalage dans le temps permet d’adopter sur les choses un point de vue distancié, susceptible de restituer un peu de la logique selon laquelle elles s’agencent ; railleur et touchant à la fois, le regard qu’ Inherent Vice jette sur la tradition dont il hérite, celle du film noir , relève de ce type de perspective. De la même manière, le recul autorise Anderson, dans le sillage de Pynchon, à se poser en analyste d’une époque : patchwork foutraque progressant par ruptures de ton et faisant de la confusion et du désordre son principe moteur, l’objet étrange dont le cinéaste accouche avec Inherent Vice se révèle ainsi à l’image des temps agités dont il s’attache, en en faisant la chronique, à saisir l’atmosphère.
En Amérique, la transition des sixities aux seventies coïncide en effet avec un basculement historique qui affecte profondément les mentalités – un changement de paradigme, l’effondrement d’un univers de références, le passage d’un monde à un autre. De ce point de vue, la Californie s’érige en une sorte de microcosme ou de modèle réduit concentrant les dynamiques à l’œuvre à l’échelle de la nation. Dès 66, l’élection de Reagan comme gouverneur de l’État porte un coup sévère aux aspirations révolutionnaires jusqu’alors inséparables de la contre-culture hippie, née sur les cendres de la génération beatnik ; d’emblée le futur président, fossoyeur attitré du modèle de l’État-Providence aux USA, annonce son intention de « nettoyer » Berkeley, foyer d’une contestation politisée, étiquetée de gauche et relative, notamment, à l’engagement US au Vietnam. La répression promise trouve un point d’orgue tragique au cours de ce que la postérité retiendra comme le Bloody Thursday : l’après-midi du 15 mai 1969, la police ouvre le feu sur des manifestants rassemblés dans un parc, faisant une centaine de blessés et un mort. Un an à peine après l’assassinat de Bob Kennedy dans les cuisines de l’hôtel Ambassador, la jeunesse californienne voit ses espoirs une nouvelle fois douchés.