Notre Sade / Sara Z. / Charlotte
Incursion dans le théâtre de Michèle Fabien

Espace Nord réédite Notre Sade, Sara Z. et Charlotte, trois pièces de la dramaturge belge Michèle Fabien. Ce livre permet de découvrir une autrice peu jouée, représentante du Jeune Théâtre à travers sa compagnie L’Ensemble Théâtral Mobile.
Michèle Fabien est une dramaturge belge de la compagnie l’Ensemble Théâtral Mobile, fondée avec le metteur en scène Marc Liebens. Appartenant au mouvement Jeune Théâtre, qui s’est développé dans les années 1970, leur objectif était d’explorer d’autres lieux et de nouvelles manières de faire le théâtre. La réédition dans la collection Espace Nord, qui veut promouvoir la production littéraire belge francophone, nous propose trois pièces : Notre Sade, Sara Z. et Charlotte. Trois pièces au style différent mais marquées par une volonté de dialoguer avec la littérature et l’histoire.
Dans Notre Sade, comme son nom l’indique, Michèle Fabien rédige un monologue à partir de l’expérience carcérale du Marquis de Sade. Il est néanmoins difficile de placer avec certitude le contexte de la pièce. Les différents courts chapitres alternent des passages au sein de la prison avec d’autres scènes contemporaines, complètement décalées, d’un narrateur écrivant dans une pièce filmée par une caméra ou réalisant un encéphalogramme. Tant au sein d’un même chapitre qu’à travers ceux-ci, le « je » peut sauter entre plusieurs personnes, passant par exemple de Sade à sa belle-mère, Mme de Montreuil (à l’origine d’une de ses incarcérations), sans que la forme du texte ne change. Cela perturbe beaucoup l’expérience de lecture. Il faut compter sur les quelques indices (passant par exemple d’un « Moi, je ne suis pas le Marquis de Sade » à un « Je suis libertin ») pour comprendre que « je » a changé d’identité. Dans la postface, Elise Deschambre nous apprend que, écrite en 1978, la pièce est tout d’abord refusée par Marc Liebens qui la trouve trop complexe pour être jouée. Ce n’est que sept ans plus tard qu’elle sera montée, le public étant jugé plus apte à apprécier ce style déconcertant grâce aux expérimentations qui s’opèrent à l’époque sur la scène théâtrale belge.
Sara Z. est un trilogue basé sur une nouvelle de Balzac appelée « Sarrasine ». Celle-ci raconte l’histoire d’amour contée à une marquise entre un sculpteur, Sarrasine, et ce qu’il croit être une chanteuse, Zambinella. Michèle Fabien reprend les personnages de la marquise qui devient Sara Z., celui de Zambinella et celui du narrateur. Au début de la pièce, Sara Z., en pleine discussion avec le narrateur, entend une voix qui la marque profondément. Apparaît alors Zambinella, à l’origine de cette voix, personnage ambigu que les deux autres redoutent de toucher. On dit que celui qui a essayé de la toucher, un certain Sarrasine, en serait mort. Après des tergiversations, le narrateur consent à raconter l’histoire de Zambinella. On apprend alors que Sarrasine, épris de cette dernière, aurait essayé de la violer et se serait rendu compte à ce moment-là que Zambinella était en fait un castrat. Cet état de fait est bien plus accepté par les personnages de la pièce de Fabien que par ceux de la nouvelle de Balzac. Alors que Sara Z., dans la première scène, cherche à tout prix à partir, comme poussée par un mauvais pressentiment, le narrateur et elle se laissent la possibilité de rester à la fin, quand ils apprennent qui est réellement Zambinella. Michèle Fabien joue avec l’ambiguïté de genre du personnage et nous interroge sur sa représentation artistique.
« Zambinella – Venez. Venez avec moi. Mes mots vous emmèneront là où vous voulez savoir. Là où vous dites mon corps blessé, troué, mutilé, monstrueux, là où il pue… d’une horreur qui est la vôtre cependant, pas la mienne. […] Moi, j’entre dans l’oreille d’une foule qui écoute, et je l’atteins partout, sur sa peau, dans ses nerfs, dans son sang, dans ses muscles, dans ses viscères, dans son cerveau. Dans sa poitrine et dans son sexe aussi, dans ces deux sexes que ma voix réunit le temps où elle est là. »
Charlotte est la pièce que j’ai préférée, en partie parce que, je l’avoue, c’est celle que j’ai le mieux comprise d’emblée. Nous sommes ici face à un dialogue entre Charlotte de Belgique et son double, respectivement nommées Charlotte 1 et Charlotte 2. Charlotte de Belgique est la fille de Léopold 1er, mariée à Maximilien d’Autriche, frère de François-Joseph 1er, empereur d’Autriche. Ils seront empereur et impératrice du Mexique de 1864 jusqu’à la mort de son mari trois ans plus tard, fusillé par les républicains mexicains. Charlotte de Belgique est alors recueillie par son frère, Léopold II, qui la maintiendra dans diverses demeures en Belgique jusqu’à sa mort en 1927. On dit d’elle qu’elle est progressivement devenue folle lors de cette réclusion forcée. Michèle Fabien joue de manière très fine sur cette folie en faisant dialoguer deux Charlotte. L’une est la princesse, l’autre prend divers rôles au fil du récit, que ce soit celui d’une servante, de Maximilien, de son père…
« Charlotte 2 – Je suis la servante de Charlotte, sa maîtresse, sa détresse, son amour et sa haine, son étrangère, son moi haï, son double aimé. Je suis elle… et pas elle… »
On y apprend au fil du texte les divers évènements qui ont ponctué la vie de Charlotte de Belgique jusqu’à son enfermement qui durera soixante ans. Ces évènements ne sont pas présentés chronologiquement et l’on fait des allers-retours permanents entre les différents endroits dans lesquels la princesse a vécu. Charlotte 1, la « vraie » Charlotte, a besoin de son double pour se réapproprier son identité et sa vie. Elise Deschambre nous fait remarquer que cela passe notamment par « l’invention d’un autre soi rêvé et impossible, un soi masculin, pour qui tout serait enfin envisageable ». Destin de femme brisée, ce n’est qu’à travers un double imaginé et théâtral que Charlotte se réalise.
Littéralement enfermé·es (comme le Marquis de Sade ou Charlotte de Belgique) ou enfermé·e dans une identité floue (comme Zambinella), Michèle Fabien joue avec les frontières des personnages historiques et littéraires dans un style complètement éclaté. L’écriture de la dramaturge est loin d’être simple, comme l’illustrent le caractère totalement ambigu des personnages qui prennent la parole (le « je » changeant dans la première pièce ou la multiplicité des identités de Charlotte 2) et l’absence de cadre spatial clair (on passe d’un lieu à un autre dans Notre Sade au gré des chapitres). Néanmoins, l’analyse d’Elise Deschambre en postface nous aiguille dans la lecture en contextualisant les pièces et en balisant certaines particularités du théâtre de l’autrice qui peuvent autrement nous échapper. Il est aussi tout à fait possible de se laisser porter par la lecture, sans trop intellectualiser, simplement pour voir où Fabien nous mène.