On (ne) choisit (pas) sa famille.
Les Riches-Claires proposent jusqu’au 29 mars Trois Femmes de Catherine Anne, mis en scène par Alexis Goslain. Trois générations de femmes et trois actrices formidables qui font de cette pièce émouvante et profonde une belle réussite.
Catherine Anne naît à Saint-Étienne en 1960. Dès sa sortie du Conservatoire national supérieur d’art dramatique, elle monte sur scène, où elle joue notamment sous la direction de Jacques Lassalle, Claude Régy, Jean-Louis Martinelli et Carole Thibault. En 1987, elle publie sa première pièce, Une année sans été , éditée chez Actes Sud Papiers. Comme pour la plupart de ses textes, elle en signe la première mise en scène, au Théâtre de la Bastille, à Paris. Le spectacle sera nommé pour le Molière du meilleur espoir, repris au Festival d’Automne et joué en France et en Europe pendant deux ans. Depuis, elle a écrit une vingtaine d’autres pièces, publiées chez Actes Sud Papiers, à l’École des loisirs (pour les pièces jeune public) ou dans l’ Avant-Scène théâtre . Son théâtre est traduit dans une dizaine de langues et régulièrement monté en Europe et au Québec. Trois Femmes a été créé au Théâtre de la Tempête à Paris le 19 novembre 1999 et publié chez Actes Sud la même année.
Force est de constater que, malheureusement, le descriptif de la pièce ne lui rend absolument pas justice : trois générations de femmes qui dialoguent pendant 1 h 25 sur base d’un quiproquo, ça peut être vachement gnangnan… En fait, ça ne l’est pas du tout.
Trois Femmes , c’est en effet l’histoire de trois femmes de classes sociales différentes qui se rencontrent et apprennent à se connaître : d’un côté, Joëlle-mère et Joëlle-fille qui se battent pour essayer de s’en sortir — la fille est au chômage et vit chez sa mère avec sa propre fille —, de l’autre, la vieille madame Chevalier, de la grande famille Chevalier, dont la fille (encore une !) est à la tête de la plus grande entreprise des environs. Alors que Joëlle-mère et Joëlle-fille sont très soudées (en attestent notamment leurs prénoms identiques) et ont le plus grand mal à nouer les deux bouts en fin de mois, la vieille madame Chevalier a tout ce dont elle a besoin — et même ce dont elle n’a pas besoin — mais étouffe, seule entre ces quatre murs trop chargés. Lorsque les Joëlle débarquent dans la vie de madame Chevalier, toutes trois se rendent vite compte de la façon dont elles peuvent tirer parti les unes des autres : mère et fille trouvent du travail et madame Chevalier voit dans l’apparition des deux femmes l’occasion de tromper son ennui.
Mais ces trois femmes se ressemblent bien plus qu’elles ne le pensent tout d’abord, et vont trouver les unes auprès des autres davantage que ce qu’elles cherchaient. Toutes trois en effet sont isolées des hommes et ont leurs familles en miettes : madame Chevalier est veuve et n’a vu sa fille qu’une seule fois ces vingt dernières années, à l’enterrement de son mari ; Joëlle-mère s’est remariée, après la mort de son mari, à Ahmed, qu’on ne voit jamais ; et Joëlle-fille est orpheline de père et vit sans le père de son enfant, qui a préféré prendre la fuite. Entre ces trois femmes se tisse progressivement un lien extrêmement fort, plus fort même que les liens du sang. Ces trois-là se choisissent et s’aiment malgré (et peut-être aussi à cause de) leurs différences. Si la vieille madame Chevalier vient insensiblement combler le vide laissé par la mort de la mère de Joëlle-mère, celle-ci et sa fille constituent la famille que la vieille Chevalier a toujours rêvé de former avec sa fille et sa petite-fille sans jamais y parvenir.
Elles ne sont que trois sur scène, mais leur présence souligne en creux l’absence de ceux qui ne sont plus là.
Trois Femmes est une pièce profonde, qui échappe pourtant agréablement à la plupart des lourdeurs attendues. Les personnages sont d’une impressionnante justesse et les répliques révèlent l’attention extrême que Catherine Anne accorde aux mots. Dans une interview qu’elle avait accordée à Prospéro en mai 1995, elle avait dévoilé sa façon d’écrire : pour elle, l’écriture surgit de « la nécessité profonde » et le travail porte ensuite sur « l’artisanat des mots » :
Pour essayer de ne pas être mue par une autre énergie que par ce que j’appelle « nécessité profonde », je m’efforce de ne pas volontariser l’écriture. Concrètement cela donne beaucoup d’heures blanches, des sujets qui flottent en l’air, de la flânerie gaie et de la flânerie anxieuse ; puis parfois une certitude d’avoir à écrire ça.
Il me semble que la « nécessité profonde » n’a rien à voir avec la biographie ou le narcissisme. Je veux dire par là qu’on peut écrire sur la guerre, sans l’avoir vécue, avec cette nécessité ; mais cette nécessité est plus obscure, plus essentielle, plus personnelle et plus intime que la pensée, certes louable, qu’il est nécessaire d’écrire sur la guerre.
Le travail que l’on peut nommer « l’artisanat des mots » est plus matériel. Chaque mot est porteur de sons et de sens. Il me semble vouloir leur faire rendre leur jus, le plus de jus possible. Que le langage provoque en même temps de la pensée, de la musique et de la saveur.
Elle utilise donc, selon ses termes, un langage à la fois simple et aigu, c’est-à-dire à la résonance forte. Son écriture a certainement évolué ces vingt dernières années, mais nous faisons le pari qu’elle procède toujours de ces deux mêmes nécessités. Pour Trois Femmes , écrite à peine quatre ans après l’interview, cela semble en tout cas très clair.
Cette force du texte de Catherine Anne est très bien soutenue par la mise en scène d’Alexis Goslain, à la fois sobre et juste. Il fait preuve d’une grande économie de moyens, sans toutefois tomber dans le travers du simple rideau noir faiblement éclairé, et parvient à parfaitement camper le propos. La scénographie (Noémie Breeus) est ingénieuse et offre un vrai reflet de la personnalité — du moins, de la classe sociale — des personnages. La coprésence, sur scène, de l’intérieur de la vieille madame Chevalier et de celui des Joëlle renforce le lien qui se tisse entre elles et l’impression que leurs vies sont désormais indissociables
Le jeu des actrices doit lui aussi être souligné, d’autant plus que leur rôle est loin d’être facile. Jacqueline Nicolas, notamment, est absolument incroyable (ou plutôt totalement crédible) en madame Chevalier. Pourtant institutrice de formation, elle est vite devenue, après des cours auprès de Louis Verlant, une personnalité de la scène dramatique belge. Elle a débuté sa carrière de comédienne au Théâtre de la Guimbarde, avant de se produire sur de nombreuses scènes belges dès 1993.
Bien que leur parcours soit plus classique — elles sont toutes deux, à près de vingt ans d’écart, diplômées du Conservatoire royal de Bruxelles — Bernadette Mouzon (Joëlle-mère) et Julie Duroisin (Joëlle-fille) n’en sont pas moins impressionnantes. Elles sont l’une et l’autre très actives sur scène depuis leur sortie du Conservatoire.
Récemment, Bernadette Mouzon a joué dans Crime et Châtiment à la comédie Volter (mise en scène par Alexis Goslain) et au Poche dans Rien à signaler de Martin Crimp (mise en scène par Georges Lini) —, en compagnie d’ailleurs de Jacqueline Nicolas. On pourra la retrouver aux Riches-Claires très prochainement, puisqu’elle jouera dans Sunderland de Clément Koch (mise en scène par Alexis Goslain), programmé en avril et mai.
Julie Duroisin, quant à elle, a déjà à son actif quelques rôles et semble promise à une belle carrière. Elle a notamment reçu, en 2009, le prix du meilleur espoir féminin aux prix de la Critique. Elle semble afficher une petite préférence pour les pièces de Dominique Bréda, puisque après avoir joué dans Emma , Purgatoire , et le Groupe , mis en scène par l’auteur, ainsi que dans la Concordance des temps , elle occupera un rôle dans Délivre-nous du mal (mise en scène par Catherine Decrolier) au TTO en mai.
Tout concourt à faire de ce spectacle une réussite. J’ai été émue, en tant que fille et petite-fille, par l’amour qui se dégage de Trois Femmes . Mais je ne peux que regretter la présence très largement majoritaire, voire quasi exclusive, des femmes parmi les spectateurs d’une pièce qui gagnerait à être vue aussi par des hommes.
DU 11 au 29 MARS 2014 AUX RICHES-CLAIRES
Du mardi au samedi à 20h30
Excepté le mercredi à 19h00
Durée de la pièce : 1 h 25.
24 rue des Riches-Claires
B-1000 Bruxelles
Les réservations se font directement sur la page du spectacle
ou
par mail :
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ou
par téléphone : +32 (0)2 548 25 80