critique &
création culturelle

Palmarès idéal du Concours Reine Elisabeth de piano 2025

Une tribune du R.A.G.E.U.R.

© Lia Navarrete

Tout concours, par définition, crée des gagnants et des perdants, des élus et des déçus. Certains sont parfois plus déçus que d’autres. Dont acte. Proposition de palmarès alternatif à celui du Concours Reine Elisabeth de piano 2025.

Pour les amateurs de (concours de) piano, le mois de mai 2025 restera comme l’un des plus passionnants de ces dernières années. Des tours préliminaires du Concours Chopin de Varsovie au Cliburn du Texas, il ne manquait que le Concours Tchaïkovski de Moscou pour que toutes les étoiles soient alignées. La Belgique était évidemment mise sur le devant de la scène internationale, avec cette fierté nationale que représente le Concours Reine Elisabeth qui, eu égard à la qualité des jeunes virtuoses inscrit·es (qui donc fatalement renoncent au Chopin ou au Cliburn), demeure tout de même un espace extrêmement convoité et prestigieux où se repèrent les vedettes du piano de demain. Il se démarque des autres concours par la versatilité demandée aux candidat·es et par son attachement à la création et au répertoire contemporains. Ainsi, pour préparer le dernier tour, les douze finalistes sont enfermé·es pendant une semaine sans contact extérieur pour préparer et mémoriser une œuvre avec orchestre inédite et composée pour l’occasion. Cette année, l’imposé de la finale était le mystérieux et très beau « Music for the Heart » du compositeur belge Kris Defoort. Lors de leur passage en finale, chacun·e des douze candidat·es a présenté ce morceau ainsi qu’un concerto de son choix. Deux candidat·es passaient chaque soir, pour six jours de finale : une semaine bien remplie.

Le mercredi 28 mai, assis au dernier rang du dernier balcon, heureux propriétaire de places achetées en dernière minute, j’ai pu assister à un de ces fameux soirs de finale, et voir jouer Nicola Meeuwsen, dans le 2e concerto de Prokofiev et Sergey Tanin, dans le 3e du même compositeur. J’étais aux anges. Or, il se trouve que si Sergey Tanin est reparti le samedi avec une très honorable sixième place, Nicola Meeuwsen s’est lui vu auréolé du premier prix !

Le classement des candidat·es — autre spécificité du Concours — ne se fait pas par délibération du jury, mais à bulletin secret. Chaque vénérable et vénéré membre du jury attribue une note à chaque candidat·e selon un système compliqué, puis toutes les notes sont additionnées sous le regard austère d’un huissier et pouf — voilà un classement. Cela ne veut pas dire que la méthode est exempte de biais, au contraire. Il a été remarqué que les candidat·es qui passent le dernier soir performent statistiquement mieux que ceux passant le premier (en effet, les notes étant transmises à la fin de la dernière soirée, les dernières performances sont plus fraiches dans la mémoire des membres du jury), ou que la radicalité ne paye pas beaucoup, c’est-à-dire que les candidat·es clivant·es, que l’on adore ou que l’on déteste, sont généralement moins bien placé·es que celleux qui ne font pas trop de vagues, et qui sont moyennement noté·es par chacun·e des membres du jury. Il y a, chaque année, son lot de scandales, d’incompréhensions et de déceptions, y compris au sein des membres du jury, qui apprennent les résultats arithmétiques juste avant de les annoncer. Sur les douze finalistes, tous sont d’office lauréat·e, mais seul·es les six premier·es sont classé·es dans l’ordre. Cette année, le palmarès se composait comme suit :

Et tandis que la Belgique entière célébrait la troisième place du marchois Valère Burnon, réunifiant wallons, flamands et bruxellois sous la bannière nationale dans des épisodes de liesse collective sur chaque Grand-Place du pays, un petit comité s’est regroupé en secret pour exposer les injustices que ce classement cristallise et proposer au public un nouveau palmarès, plus fidèle aux forces et faiblesses objectives de chaque candidat·e. Le Reine-elizabeth Alternativ Group for Expression of Unequivocal Results (R.A.G.E.U.R.), que vous pouvez rejoindre en m’envoyant un mp, m’a contacté pour me transmettre les résultats de leur jugement concerté et objectif, qui sans aucun doute vaut mieux que celui des monuments du piano assis·es à la table du jury du Concours. Sans aucun doute. Je m’oblige donc à vous transmettre leurs conclusions, que voici :

 

Premier Prix - Jiaxin Min

Météore parmi les météores, Jiaxin Min s’impose comme une force de la nature qui emporte tout sur son passage, et s’impose déjà comme l’une des pianistes les plus douées de sa génération. Ténébreuse mais incendiaire, elle sait faire montre d’une réserve et d’une grande maturité dans son répertoire, ainsi que d’une précision technique à couper le souffle. Brillante dans les morceaux imposés, particulièrement dans le Defoort dont elle a su tirer ce que personne d’autre n’a su tirer, son choix du 3e concerto de Prokofiev est cependant apparu comme peu risqué et peut-être trop confortable pour une pianiste de son envergure. On aurait adoré la voir dans le 2e, par exemple. Mais cela n’enlève rien à ses prestations extraordinaires tout au long de la compétition, et au SCANDALE absolu qu’elle n’ait pas de prix classé (opinion partagée par certains membres du jury qui se sont levé·es pour l’applaudir au moment de lui rendre son prix).

Deuxième Prix - Mirabelle Kajenjeri

Si les deux lauréates des premier et troisième prix font preuve d’une virtuosité technique intimidante, la force de Mirabelle Kajenjeri réside dans son style réjouissant et rassembleur, qui rayonne de plaisir et nous entraîne avec elle dans sa danse tournoyante. Elle s’est habillée merveilleusement du 3e de Prokofiev en finale, assumant une interprétation hyper personnelle et débordante de joie. Mirabelle Kajenjeri est une musicienne accomplie, réfléchie et mûre dans ses choix, et elle est sans aucun doute la favorite du R.A.G.E.U.R. Elle a prouvé qu’elle pouvait être capable de tout, et que le choix de la générosité et de la gentillesse est un choix tout aussi radical que celui de la force brute et de l'agressivité.

Troisième Prix - Rachel Breen

Au premier abord, Rachel Breen semble d’une virtuosité vertigineuse, parfois illuminée, maniaque et inquiétante, avec ses bras interminables qui attaquent le piano comme le ferait un calmar géant. Et en réalité, il s’agit exactement de cela. Assassine dans les « Trois mouvements de Petrouchka » de Stravinski en demi-finale, ses transes nous offrent des instants de véritable jubilation démentielle, tout en relevant d’une époustouflante maîtrise, toujours sur le fil. Ainsi, un moment d’égarement en finale pendant le troisième de Rachmaninov l’a mise en difficulté, et elle a semblé absente lors du reste du concerto, dans une performance globalement en dessous de là où on l’attendait. Mais le troisième prix récompense dignement un parcours de haute volée, et une artiste mature à la composition de programme très érudite.

Quatrième Prix - Shiori Kuwahara

Pianiste la plus âgée des finalistes, Shiori Kuwahara a plus d’un tour dans son sac. Derrière sa délicatesse qui lui a tant réussi dans son 2e concerto de Brahms en finale, se cache une force et un mordant phénoménal, comme révélé dans son génial récital de demi-finale, où son Liszt et son Ravel rivalisaient de puissance, de volume et d’amplitude sonore. Mais dans ses moments d’éclats comme dans ses moments d’infinie tendresse, il faut souligner sa commande toujours juste du son, de la mélodie et du récit. Une grande pianiste, versatile et inspirée, qui a encore beaucoup à nous offrir.

Cinquième Prix - Valère Burnon

La Belgique aura tout de même droit à son prix. Coqueluche du public avant même d’avoir joué, Valère Burnon a su révéler une musicalité impressionnante et une personnalité artistique cohérente. Avant de livrer le plus convaincant des trois 3e concerto de Rachmaninov entendu lors de cette finale, il nous avait déjà impressionné avec son interprétation énergique et très efficace de la 8e sonate de Prokofiev, balayant les difficultés techniques avec une facilité déconcertante pour aller chercher ces sonorités métalliques et acides que l’on aime tant. Son statut de préféré d’office joue peut-être en sa défaveur, masquant sans doute l’immense musicien qu’il est déjà, belge ou non.

Sixième Prix - Arthur Hinnewinkel

Pianiste à la sincérité émouvante, Arthur Hinnewinkel est un grand doux, un délicat, parfait dans Ravel ou Schumann qu’il affectionne particulièrement. On pourra lui reprocher son manque de versatilité, mais dans un paysage de finale dominé par Prokofiev, Brahms et Rachmaninov (10 des 12 concerti de finale étaient de ces trois seuls compositeurs), son concerto de Schumann, choix du cœur, apporte en réalité une fraîcheur et une douceur qui font plaisir. Pianiste qui parvient à incarner à merveille les plus belles pages du romantisme, il peut aussi se montrer violent et tourmenté au moment juste. À suivre pour les années qui viennent.

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