Paul Emond :
Les éditions Maelström viennent de publier le dernier roman de Paul Emond, les Vingt-Quatre Victoires d’étape du peintre Belgritte . Du pur Emond, de la meilleure cuvée. Bon sang de bonsoir. Huit ans qu’on attendait le retour romanesque d’un des écrivains contemporains les plus fascinants et généreux.
Le sérieux est un continent mystérieux du corps, utilisé pour cacher les défauts de l’esprit.
Laurence Sterne,
Vie et Opinions de Tristram Shandy, gentilhomme
Car, en fin de compte, qu’est-ce, en art, la vérité et le mensonge ?
Paul Emond, « De la fumisterie considérée comme
un des beaux-arts » in
Une forme du bonheur
Mon boulanger fait du cyclisme en amateur. Je l’ai vu passer qui pédalait joyeusement avec quelques autres. D’un seul coup, j’ai flashé sur les couleurs rutilantes des maillots et l’éclat des vélos. Et aussitôt j’ai vu grand. Vous savez que je ne peux m’empêcher de voir grand. Un cycle, oui, tout un cycle, et pourquoi pas sur le Tour de France, ai-je pensé. Le Tour de France, Veuillot ! La belle idée, n’est-ce pas ! La superbe idée !
Huit longues années depuis la Visite du plénipotentiaire culturel à la basilique des collines . Bien entendu, Paul Emond n’a pas dormi entre-temps (quoiqu’il ait aussi beaucoup dormi, et rêvé en proportion) : tenir à jour la bibliographie de Paul Emond est un sport presque aussi extrême que celui qu’il impose à Belgritte, le héros de son dernier opus. Que raconte ce livre ? L’histoire palpitante d’un artiste qui décide de suivre le Tour de France et de réaliser un tableau par étape. Nous sommes en 1958, et le peintre Belgritte rêve d’un grand cycle de toiles athlétiques. Son cousin, le célèbre journaliste Luc Varenne, accepte de le prendre dans son véhicule, d’où il pourra suivre le Tour et le vivre du plus près possible. Son ami, le critique Veuillot, s’occupera de l’intendance : réserver les hôtels et veiller chaque soir à ce que la chambre de Belgritte soit équipée en atelier. Car, une fois l’étape des cyclistes terminée, une fois la victoire fêtée, c’est à Belgritte de piquer son sprint : terminer le tableau en une nuit, et être d’attaque le lendemain. Les promesses de ce projet fou sont tenues : les toiles sont superbes et Veuillot, dont c’est le métier, trouve les mots pour dire combien cette série aura une place importante dans l’œuvre de Belgritte, dans l’histoire de la peinture en général.
Mais, d’étape en étape, les embûches s’accumulent en travers de sa route : Luc Varenne, à cause de son penchant pour la gastronomie locale, lui fait rater des parties de la course ; certaine belle femme le détourne de son art ; son frère, ennemi juré de Veuillot et semble-t-il de la peinture, a la mauvaise idée de les rejoindre. Veuillot s’entretient discrètement avec le médecin d’une des équipes, qui lui fournit ce qu’il appelle pudiquement un « petit viatique », pour que l’artiste tienne le coup jusqu’aux Champs-Élysées. Qu’on ne s’y trompe pas : l’histoire est haletante, pleine de péripéties, et fonce à toute berzingue comme une échappée de sprinters dans un contre-la-montre. Mais Paul Emond ne serait pas Paul Emond s’il n’y avait que cela, une bonne histoire (ce qui n’est déjà pas mal me direz-vous, et qu’on aimerait lire plus souvent). Les Vingt-Quatre Victoires d’étape du peintre Belgritte est aussi, et surtout, une incroyable leçon de narration. L’histoire est racontée avec un art consommé du récit. Le style de Paul Emond met véritablement en mouvement ses personnages. Une fois de plus, sa langue danse. Penchons-nous sur le narrateur, Veuillot. Le subtil dosage chez lui de culture artistique, d’un haut niveau de langage, d’un besoin de se justifier à l’égard de ses confrères qui souvent se moquent de lui et de leur lancer quelques piques au passage, de sa haine farouche et de sa franche jalousie à l’égard du frère de Belgritte, tout cela fait de lui un narrateur fabuleux pour cette histoire-là. À travers ses phrases, ses fines explications sur le choix de tel ou tel mot, ses bordées où point parfois la mauvaise foi, on se surprend à trouver le projet de Belgritte pas si fou que ça, et même à rêver qu’un jour un peintre tente l’expérience. Car c’est un des phénomènes du roman : art et sport se mêlent joyeusement et se servent l’un l’autre. On rit beaucoup en lisant les Vingt-Quatre Victoires , mais on ne fait pas que rire, comme toujours chez Paul Emond. On est ravi. On y croit. On se retourne pour voir, par-dessus notre épaule, si l’on n’est pas soi-même un personnage de l’auteur.
Paul Emond est un des écrivains contemporains les plus fascinants et généreux. Un des aspects de cette générosité et de cette fascination est que son œuvre fait jouir de la fiction. Il a lui-même exploré cette question de manière fort concrète et roborative dans Une forme du bonheur , le recueil de quatre de ses conférences, publié en 1998 chez Lansman, et que tout écrivain, apprenti ou confirmé, devrait lire et relire pour mesurer son propre travail à cette aune : le lecteur tombe-t-il amoureux de mon mensonge ? Tant que nous y sommes, n’oublions pas de mentionner l’excellent Paul Emond, vrai comme la fiction (Luce Wilquin), l’essai que Joseph Duhamel consacra à notre auteur, et qui, loin de vouloir épuiser l’œuvre par ses analyses, s’attache à mettre en lumière ce qu’elle a de plus excitant. Lire Paul Emond, c’est : toucher la misère humaine (les personnages, dans leurs souffrances mesquines et leur pitoyable grandeur, nous tendent un miroir qu’on traverse d’un saut) ; rire sous cape (car comment rire ouvertement de nos propres faiblesses ?) ; accepter la porosité entre le réel et la fiction, ou ce qu’on croit appeler tels, ou ce qu’on cherche toute sa vie en convenant, par lassitude, d’appeler tels (et en fait ne rien accepter du tout, puisque justement lire Paul Emond c’est interroger cette porosité et ces notions troubles) ; jouir de ce que la littérature joue avec elle-même (mais pas en vase clos, comme une vieille folle, non — ce jeu ne cache rien, il clame , mais il respecte trop les lecteurs et les spectateurs pour ne pas s’adresser à eux avec intelligence et beauté). Et bien d’autres choses.
Tout chez Paul Emond tend à faire aimer la littérature à ses lecteurs et aux spectateurs de ses pièces. On ne peut chez lui séparer, par exemple, ses adaptations de ses créations. En effet, quand pour le théâtre il adapte le Château de Kafka , ou l’Odyssée , ou Don Quichotte (dans son Art du roman , Milan Kundera écrivait que le romancier n’a de comptes à rendre à personne, sauf à Cervantès ), on est dans son univers intime tout autant que dans une pièce qu’il a créée (qu’il a forcément créée en réutilisant ce qu’il a vu et lu, donc créée de toutes pièces). Voir un spectacle écrit par Paul Emond, lire un de ses romans, un de ses essais ou un article qu’il publie sur son blog, nous apporte un plaisir direct — car, répétons-le, son talent de conteur est solide et raffiné — mais en outre il nous met en appétit : chacun de ses textes donne envie de se ruer sur un autre livre, d’aller voir un tableau. Son imaginaire est joyeusement ouvert aux quatre vents. L’enfance de Paul Emond, comme toutes les enfances, est faite d’histoires qu’on raconte et de babil en retour, de babil qui peu à peu apprend à raconter. Lisant Paul Emond, la littérature redevient ce qu’elle a de plus noble, simple, et puissant : des mots qui inventent pour faire exister.
Il existe dans certaines régions de France, ainsi que dans la ville de Namur, une coutume émondienne : les concours de « menteries ». À dates fixées, les membres d’une confrérie se réunissent pour écouter les meilleurs mensonges que des candidats — de simples citoyens, des jeunes gens comme des vieillards — leur soumettent lors d’une joute oratoire. Le vainqueur est alors sacré roi (ou reine, comme cela arrive souvent) des Menteurs, jusqu’au concours suivant. Ici, la dimension morale du mensonge est évacuée, et son utilité également. Seule son esthétique intéresse le jury. Le mensonge doit atteindre à son plus haut niveau l’équilibre délicat entre énormité et vraisemblance. Et le mensonge ici fait l’objet d’une fête. C’est à ce genre de fête que Paul Emond nous convie. Le manque de vraisemblance est un privilège dont la réalité a l’habitude d’abuser , écrivait Jorge Luis Borges. Plus tard, dans son Roman d’Oxford , Javier Marías ajoutait : Parfois le vrai savoir est sans importance, et on peut alors l’inventer. L’actualité recèle parfois des pépites : on apprend que le jeune curé qui fait la messe dans notre petit village isolé des montagnes italiennes est en fait un repris de justice en cavale, et on l’apprend le jour où les carabiniers viennent l’arrêter à la sortie de l’église ; ce médecin, qui exerçait depuis quinze ans dans un cabinet renommé, avait en réalité un diplôme d’électricien ; ce prêtre catholique (tiens, encore ?) avait deux autres identités, et deux autres vies, ce qui lui permettait de toucher deux fois des allocations sociales, d’avoir des enfants, etc. Le fait que ces craques-là soient authentiques ou pas (saviez-vous que Caracalla, le personnage de la Danse du fumiste était, outre un nom de tyran romain, le nom de code d’un résistant célèbre ?) est sans importance tout en étant d’une importance capitale : la question du vrai participe à notre jouissance du faux, elle nous rappelle l’enfant que nous étions, qui apprit avec violence, stupeur, et plaisir, le pouvoir des mots. Avec Paul Emond, nous assistons à un croisement intrigant, qui n’est pas sans nous rappeler Borges, justement : celui d’un enfant malicieux et d’un lettré de haut vol.
Et voilà la farce que Paul Emond nous fait avec son dernier roman, les Vingt-Quatre Victoires d’étape du peintre Belgritte . Le lecteur jouit d’être mené en bateau. Il voit des tableaux et des échappées qui existent grâce aux mots. Il ne peut s’empêcher de se promener sur Internet pour vérifier des détails. Il ne sait plus à propos de quoi on le trompe. Il sait que ce n’est pas sur son plaisir. Et, comme Veuillot, il fait d’étranges rêves où il ne peut s’empêcher de pédaler dans le vide. J’écris cet article en pleine fièvre encore du Tour de France (le centième !) et, moi qui d’habitude peste sous le joug de la dictature médiatique de cette grande messe fluorescente, moi pour qui vélo est synonyme de crampe, moi qui cherche mon flingue dans ma boîte à gants quand un signaleur cramoisi de bière tiède me fait patienter sous le soleil jusqu’à ce que la course amateur du cycle local ait fini d’éreinter le carrefour, eh bien j’ai suivi le Tour 1958 du début à la fin.
Cet article est précédemment paru dans la revue Indications n o 399.