Peut-on encore mourir d'amour ?
Dé(cons)truire le romantisme

Une baignoire et deux actrices aux noms évocateurs qui se donnent la réplique, la recette du succès de Peut-on encore mourir d’amour ? serait-elle réellement si simple ? Ce serait sans compter sur un excellent équilibre entre ton grave et humoristique et de nombreuses références culturelles décortiquées par le menu.
C’est dans la salle Daniel Scahaise, une petite salle à l’atmosphère intimiste, que le Théâtre des Martyrs accueille le public venu voir Peut-on encore mourir d’amour ?, de Lisa Cogniaux. L’espace est donc tout indiqué pour accueillir ce huis clos entre deux colocataires : d’une part Ophélie qui barbote dans son bain en s’interrogeant sur la sincérité des sentiments de son cher Hamlet à son égard, d’autre part Judith, plus réticente à se laisser emporter par les feux de l’amour et préférant vanter les mérites de ses amitiés.
De Marguerite Yourcenar à Pablo Picasso ; de William Shakespeare à l’Ancien Testament, en passant par les peintres romantiques, les références culturelles s’enchaînent comme autant de portes d’entrée sur l’amour et les relations, sans toutefois faire obstacle aux questionnements et réflexions qui fusent de toutes parts. En effet, la pièce ne cesse d’interroger le regard que la société porte sur l’amour et l’influence que les représentations de ce sentiment et des relations dans l’art ont sur notre perception. Ainsi, bien que certaines références puissent sembler trop spécifiques pour un public non averti (comme le choix du prénom Judith1), Lisa Cogniaux et Stéphanie Goemaere parviennent à démontrer l’importance de l’art dans l’imaginaire collectif, particulièrement en termes d’amour et de relations.
Les actrices incarnent à merveille leur rôle de colocataires évoquant leurs histoires intimes, tout en y ajoutant une savante dose lyrique avec quelques envolées en piano-voix toujours sur le thème du soir. Colocataires, Lisa Cogniaux et Stéphanie Goemaere le sont aussi dans la vraie vie et ça se sent dans leur complicité et leur manière d’échanger sur scène. Par ailleurs, loin de se cantonner à leur personnage fictif, les actrices sont aussi elles-mêmes le temps d’un intermède où elles s’adressent directement au public en expliquant leur démarche artistique et le but recherché par la pièce, créant ainsi une plus grande connexion avec leur audience.

Le décor est pour sa part assez sobre et s’apparente à un appartement partagé en colocation comme chacun·e en connaît, à l’exception peut-être de la baignoire trônant majestueusement au milieu du salon. Le ton général de la pièce, profondément teinté d’un sarcasme parfaitement dosé, permet d’aborder avec une certaine légèreté des thèmes tels que les féminicides ou les relations abusives. Plus largement, c’est le romantisme et tout ce qu’il incarne dans une société patriarcale et hétéronormée qui est remis en question à travers les dialogues et le choix des chansons des deux actrices.
« - Moi je pourrais mourir d’amour… enfin je voudrais… tu comprends ?
- Non, pas vraiment.- Si tu aimes quelqu’un, si tu l’aimes vraiment, ça devrait vouloir dire que tu ne peux pas vivre sans lui.
(…)
- Tu pourrais le quitter ?
- Pourquoi je le quitterais ?
- Si jamais il devient toxique ?
- Je ne compte pas le manger.
- Si jamais il devient violent ?
- Je le saurais s’il était violent, je l’aurais vu, je t’ai dit qu’il est très sensible et très doux.
- Il fantasme sur des femmes qui sont mortes dans des rivières et il en écrit des poèmes… si ça ne te suffit pas en termes de red flags, je ne sais pas quoi faire pour toi.
- Oh là là, tu politises toujours tout ! Est-ce que je ne peux pas tranquillement fantasmer sur mon prince charmant et me rêver belle comme Marilyn Monroe morte sans qu’on vienne me faire chier avec des red flags à la con ? D'ailleurs pourquoi on ne le dit pas en français : des “drapeaux rouges” ? Tout de suite ça fait moins classe, tout de suite ça fait Mer du Nord… Est-ce que je ne peux pas me mettre en couple sans qu’on me somme de me méfier de la masculinité toxique ? Je n’ai jamais compris la différence avec la masculinité tout court d’ailleurs »
Dans la pièce, les deux femmes discutent longuement de leur admiration pour Marguerite Yourcenar, sa vie, son œuvre et son côté avant-gardiste dans ses relations, comme une sorte d’idéal féminin à atteindre, en opposition à Marilyn Monroe, qui était le modèle d’Ophélie au début de la pièce. Le public assiste donc à la déconstruction progressive de l’idée de l’amour romantique à travers l’évolution du personnage d’Ophélie au cours de la pièce, sous l’impulsion de Judith.

Peut-on encore mourir d’amour ? nous apprend donc à poser un regard critique sur l’amour et la manière dont il est représenté au travers de l’art, ce qui a inévitablement une influence sur la perception que nous avons des relations, qu’elles soient amoureuses ou pas. Le message transmis par la pièce est aussi celui de la mise en question des idoles, qu’elles soient réelles ou fictives. À une époque où les féminicides se dénombrent encore par dizaines de milliers dans le monde chaque année et où il est encore nécessaire de faire un documentaire pour rappeler que Bertrand Cantat est un criminel, la pièce de Lisa Cogniaux fait aussi office de piqûre de rappel salutaire à tous·tes celle·ux qui parleraient encore de « crime passionnel ».