Celui que l’on revêt de l’honorable titre de Poète National depuis 2020 profite cette année d’une rétrospective de l’ensemble de son œuvre poétique jusqu’ici, reliée par la collection patrimoniale Espace Nord, le thème du voyage comme barque narrative.
En termes d’écrivains-voyageurs (ou vice-versa) qui prennent leur coup d’aile du plat pays, nous pouvons penser à William Cliff par exemple, dont les pèlerinages et les errances représentent aussi un moteur qui donne l’élan à l’écriture et à la création de mondes intérieurs.
De même pour son compatriote de plume originaire de Mons, Carl Norac, le voyage, l’étranger, l’impulsion du départ ont toujours exercé une importance capitale, une fascination. D’abord pour l’enfant aux grands yeux rêveurs et candides tournés vers l’ailleurs, ensuite l’adolescent et l’homme poète à la soif de se découvrir lui-même et les autres, dépassant celle de la découverte du globe terrestre. Mais lui-même avant toute chose, à travers les autres, à travers un visage, une scène de vie qui le troublent, l’interpellent, une descente dans les vallées de l’étrange reliant les autres à soi, qui renvoient à notre propre image dérangeante dans le miroir.
Ses vrais modèles, en revanche, il les a plutôt trouvés en Suisse (Nicolas Bouvier) et en France (Blaise Cendrars). Mais à la différence des trois auteurs cités, Carl Norac a longtemps voyagé sans écrire, se disant d’une part « muet face à la beauté du monde » et ne souhaitant pas céder au cliché du « poète au semelles de vent ». Ce n’est qu’au bout d’un certain temps qu’il a commencé à remplir ses carnets de voyage qui prendront la forme de plusieurs recueils poétiques tels que l e Voyeur libre (1995), l e Carnet de Montréal (1998), l e Carnet bleu et Métropolitaines (2003).
Le poète a créé de l’instant et de ses observations des toiles surréalistes constellées de questionnements et réflexions, souvent saupoudrées d’ironie, de sarcasme et de critique envers lui-même et envers la langue :
Oui, je prétends à la littérature, comme on se pique d’une conquête difficile, comme on veut écrire parfois au-dessus de ses moyens, dilapider l’ennui de tant de pages imbues pour l’éblouissement bref [...] et les doigts qui s’y refusent .
Certains fragments peuvent ainsi résonner chez d’autres adeptes de la « danse de la plume », comme il mixe l’imaginaire au concret dans une forme de métalinguistique et conscience accrue de soi, une bataille intérieure contre le langage, les mots parasites, ou que l’on cherche avec difficulté:
Je n’ai pas besoin des mots. Ils s’imposent à moi comme ces amis inopportuns qui font crisser vos chaises, s’installent à un repas et s’indiffèrent de vos jeûnes. [...] Ils se gaussent d’être aussi légers qu’une gaze sur une blessure profonde. Le poème me sert à les raccompagner avec parfois des tendresses polies, souvent des violences imprécises. Un geste de la main suffit à les écarter.
Un surréalisme, par ailleurs propre à sa terre natale, à l’imaginaire travaillé dès l’enfance (sur laquelle l’auteur revient longuement dans ses textes, d’un regard pur qu’il tente de garder intact), avec un père et une mère respectivement poète et comédienne. Les mots ont alors toujours dansé au sein du cocon familial, fait vibrer les racines, qui reprennent souvent l’impulsion, jouent avec la mémoire du Norac adulte.
Comme pour Cliff et sa poésie urbaine, les contrées plus proches peuvent également inviter à l’exploration, au voyage, dans les divers sens du terme : « On peut aussi voyager chaque jour dans la ville où l’on vit . » (J.-L. Outers et G. Purnelle, postface).
L’appareil photographique, il le déclenche d’abord au fond de lui, les tirages étant autant de fils d’Ariane de ses pèlerinages, de constellations formant sa carte intérieure.
Parfois le soi et la destination se fondent, se confondent, celle-ci accroche ses racines à chaque morceau de soi : « Je suis poète où je vous parle. À d’autres endroits peut-être un passager. [...] Je suis ou je suis le chemin. »
On pourrait alors également résumer une partie de la poésie de Norac par la conclusion apportée par Victor Segalen suite à son dernier grand périple à l’autre bout du monde : « On fit comme toujours un voyage au loin de ce qui n’était qu’un voyage au fond de soi. » Le vrai voyage ne requerrait pas toujours beaucoup de kilomètres.
Dans un basculement de la prose aux formes poétiques plus classiques, mais ne courant pas forcément après les rimes, on retrouve aussi d’autres thèmes chers à Monsieur Norac, en filigrane de la narrative principale : l’enfance, la mémoire, la sensualité, l’onirisme, la mort, l’observation (parfois réciproque) de ses pairs.
On pointera également avec amusement (sans vraiment savoir si cela a été fait exprès), des mots liants qui se font écho d’un texte à l’autre, tels que masques, chant, temps... que l’on peut voir en quelque sorte comme la carte lexicale de son univers, rejoignant ses thèmes de prédilection.
Cette anthologie prend ainsi la forme d’une rétrospective étendue tout le long de sa carrière poétique, mais avec des liens logiques bien choisis. La sélection bibliographique propose en effet une cohérence temporelle et géographique, avec une séparation par recueil et par année, des titres faisant notamment référence aux lieux foulés par le poète.
Il s’agit d’une introduction et d’une immersion toute en pertinence dans l’univers de Carl Norac, que ce soit dans une optique de découverte ou redécouverte de l’œuvre foisonnante du poète.