Pixies
N’est pas critique musical qui veut. J’avoue mon incompétence. En outre, si l’on me demande le titre de mon album fétiche, je fouille pour la forme, mais je sais bien où je finirai : je retombe toujours sur le même boîtier, Doolittle des Pixies. Alors mon incapacité se mue en outrecuidance.
Doolittle , bien entendu ! Les Pixies, of course ! C’est presque une tarte à la crème chez les amateurs de rock. Et je crains même l’embouteillage : sans doute ne suis-je pas le seul dans l’équipe Karoo à brandir cet opus. Peut-être même notre rédacteur en chef va-t-il me demander de revoir ma copie, je l’entends d’ici, non Nico, ce n’est pas possible, on a déjà trois articles sur ce fichu groupe, j’en ai refusé cinq autres, merde alors vous ne pouvez pas vous ouvrir un peu ?
Les goûts musicaux des vieux trentenaires (des jeunes quadras ?), on dirait le carrefour Léonard à 7 h 45 ! D’ailleurs, je te l’avais déjà dit du temps d’ Indications , si, si, rappelle-toi, tu t’étais replié sur London Calling du Clash, bon, pas très original non plus, mais tu vois que tu peux parler d’autre chose. J’ai l’habitude, en fait, d’arriver en retard : le jour où j’ai découvert, mort de rire et d’inquiétude, mon premier roman de Luigi Malerba, j’ai entamé une recherche sur le net et j’ai appris qu’il était mort la semaine précédente ; je me remettais à peine de l’écoute d’un maxi CD des Pixies et, en me renseignant sur leurs prochains dates de concert en Belgique, je constate qu’ils viennent tout juste de spliter . Fuck et contre-fuck .
Je me revois. Nous sommes en avril 1993, je me trouve beau gosse avec mes longs cheveux gras qui dégoulinent sur mes épaules, mon air boudeur, cette manie de faire semblant de me moquer d’à peu près tout sans trop savoir ce que j’en pense, parce que l’ironie a plus de classe que l’adhésion, enfin vous l’avez compris, en avril 1993, j’ai quinze ans. Mes goûts musicaux sont sources d’angoisse : surtout ne pas avoir l’air ringard. Et quand la somptueuse nana vers qui se dirigent mes espoirs de dépucelage me prête une pile de CD empruntés à la médiathèque, je le vis comme un test. Dans cette pile, un disque à quatre pistes : Here Comes your Man (le single de l’album Doolittle , une ballade pour de rire), Wave of Mutilation (la version slow parodique), Into the White (hymne punk-rock qui m’a mis K.O. de bonheur), Bailey’s Walk (ou quand le rock alternatif tire le plus loin possible sur l’élastique du contraste). Voilà comment une somptueuse nana m’a aidé à me connaître (je vous fais grâce du chapitre, pourtant riche et circonstancié, sur ses apports dans le domaine de l’érotisme).
À défaut du reste, elle m’avait offert de quoi me dépuceler les oreilles. Je ne me demandais plus s’il était de bon ton d’apprécier ou pas : j’étais tombé dans Pixies comme dans un nouvel air à respirer, une évidence, un monde familier dont je voulais explorer chaque recoin. Je me suis saisi sans attendre de l’album Doolittle . Quinze pistes ultracourtes en forme de coups de poing (lors des séances d’enregistrement, le producteur Gil Norton se battait avec Black Francis pour qu’il allonge ses morceaux et les rendent diffusables à la radio, donc vendables. Excédé, le chanteur a traîné Norton chez un disquaire, lui a flanqué un best of de Buddy Holly sous le nez pour lui montrer la durée des morceaux. Pas un ne dépassait deux minutes).
Que dire des paroles qui n’a déjà été dit ? Black Francis, l’auteur aux mille noms et à la bedaine protubérante, s’il a des obsessions récurrentes (les histoires bibliques violentes, les catastrophes naturelles, les extraterrestres, les putains, le sang), ne cherche pas à raconter quelque chose : quand on lui pose la question, il explique qu’il travaille comme les artistes surréalistes, et que tant que les syllabes sonnent juste avec la musique, ça fonctionne.
Que dire de la musique qui n’a été mieux dit ailleurs ? Pixies nous promène d’un punk-rock épuré à trois accords bûcheronnés à la diable (halètements scabreux de Kim Deal, colère de Black Francis, uppercuts de David Lovering, divins hurlements de la guitare de Joey Santiago) à des caricatures de chansons d’amour en passant par toutes les déclinaisons du rock alternatif bâtard et jouissant de l’être, émaillant l’anglais de bribes d’espagnol, souvenirs d’un dortoir portoricain où Black Francis ne pouvait pas fermer l’œil (c’est en revenant qu’il décida Joey d’arrêter ses études pour fonder un groupe de rock. C’était en 1986 ; moi, cette année-là, j’écoutais Sandra Kim en regardant les Diables rouges à Mexico). De l’énergie et de la torpeur. Du raffinement et du mauvais goût. Des sales gosses et un quatuor à cordes classique. Les voix de Kim Deal et de Black Francis, dans cette étrange harmonie qui cache à peine leurs engueulades, préludes à la séparation du groupe cinq ans et deux albums plus tard – Doolittle se clôt sur Silver , seul morceau cosigné par ces deux-là, qui ne pouvaient pas se sentir. L’accord de leurs souffles, à couper le nôtre, sur cette complainte rocailleuse, genre bande originale de western crasseux en noir et blanc, est l’oraison funèbre prémonitoire du groupe. Qui éclaterait en janvier 1993. Exactement trois mois avant qu’une somptueuse nana ne me révèle que mes oreilles fonctionnent convenablement. Et le reste.