Note de programme pour concert imaginé :
S. Prokofiev, concerti pour piano et orchestre, op. 16 et 26
[insérer nom de pianiste célèbre, insérer nom d’orchestre prestigieux]
[insérer date] [probablement un mardi]
Pour cette soirée exceptionnelle, [Nom pianiste] se mesurera coup sur coup à deux concerti de Prokofiev, parmi les plus célèbres et les plus exigeants du répertoire, dans un exploit rarement accompli en concert.
Avec le [surnom de l’orchestre, pour faire bon genre] sous la baguette experte de [nom chef·fe d’orchestre], il·elle interprétera le concerto no3 (op. 26) puis le no2 (op. 16), dans cet ordre. Car rappelez-vous que la première version du Deuxième fut détruite dans un incendie, et que Prokofiev s’attela à le reconstruire en 1923, deux ans après le Troisième. Il arriva à une partition « si complètement retravaillée qu’elle pourrait être considérée comme [son concerto] no4 ».
En première partie, donc, le no3. Il y a tout, déjà. Les mélodies sarcastiques, les harmonies caustiques, l’orchestration sardonique. La précision tranchante du piano, les sonorités mécaniques, industrielles, parfois brutales de l’orchestre, laissent pourtant poindre une touche d’ironie, de jubilation, parfois d’espoir. Le premier mouvement suit un aéronef de bric et de broc dévalant une pente de colline pour finalement prendre son envol. Le deuxième présente un apprenti alchimiste qui s’amuse avec sa machine infernale, parfois pour le pire. Le troisième, plus rêveur, conclut en triomphe avec un final merveilleux, au sens du merveilleux des contes. Le no3 est une grosse machine bringuebalante, un château ambulant, une mécanique grotesque qui tourne à la vapeur et à la magie.
Après la pause, le no2 approfondit la forme (pas de mouvement lent, une difficulté diabolique au piano, des tutti d’orchestre cyclopéens) et radicalise le propos. Ce n’est plus le rapport joueur, alchimique, fantasmé à la machine de juste avant. Quelque chose a changé. La vapeur est remplacée par le charbon. La magie par l’homme. L’orchestre devient corrosif, cruel, cynique. C’est un train qui déraille, c'est une cuve d'acide qui prend feu, c’est un abattoir industriel hors de contrôle. Le piano court dans un paysage désolé, sans jamais s’arrêter pour pleurer sur son sort. Il se drape dans la dérision, le dégoût, la colère. Mais du chagrin ? Certainement pas. C’est une tragédie sans drame qui se joue. C’est une histoire de grandes personnes. Et puis, sans s’y complaire, sans se morfondre, le piano est rattrapé par ce qu’il tentait de fuir. C’est la plus grande difficulté auquel sera confronté·e [nom pianiste] ce soir : donner à voir un effondrement sans soi-même s’effondrer. Faire chuter toute une salle sans soi-même sombrer. Sous tous les masques du monde, sous l’ironie, sous la cruauté, sous l’espoir, sous la bestialité, c’est la blessure qui réapparaît. C’est le récit d’une défaite. D’un désespoir, c’est-à-dire d’une résignation après avoir trop longtemps espéré.
[remerciements aux généreux mécènes et sponsors de l’orchestre]