critique &
création culturelle
Qu’allons-nous laisser à nos enfants ?

Alors que j’écris ces lignes, j’apprends qu’au même moment Paris est la scène d’attentats sanglants perpétrés par Daesh. Un terrifiant écho au spectacle de Jeanne Dandoy, Hasta la vista Omayra , découvert deux jours plus tôt au Théâtre de Poche, et représenté jusqu’au 28 novembre. Une tragédie moderne qui s’inquiète du monde dans lequel naissent nos enfants.

Cassandre est enceinte. Elle va prochainement mettre son enfant au monde. Mais quel est ce monde ? Et comment vouloir y faire des enfants ? Comme son homologue tiré de la mythologie grecque, Cassandre prédit l’avenir. Un avenir désastreux, plein d’horreurs et de chaos. Pour nous faire découvrir et ressentir ces prédictions, son monologue s’accompagne d’images vidéo projetées sur les murs de son appartement. Les projections représentent ainsi l’imaginaire de Cassandre, l’intérieur de son esprit confus, troublé.

La forme de ce spectacle est étonnante. Nous ne savons plus si nous sommes au théâtre ou à une biennale d’art contemporain. La création vidéo prend une large place dans le récit. Les images projetées représentant des paysages embrumés nous emmènent dans un univers poétique qui permet de respirer face à un texte dur et accablant. Alors que le dégoût de la vie de l’héroïne nous rappelle sans cesse la noirceur du monde, les paysages qui apparaissent à l’arrière-plan nous redonnent l’envie de voyager et d’admirer les beautés de ce monde même.

Au départ, nous la suivons dans les méandres de son inconscient. Rien de visuel ne le souligne, son récit suffit à nous livrer les affres de ses terreurs impossibles à raisonner. Sa parole nous entraîne jusque dans ses pires cauchemars durant lesquels elle se confronte notamment à son enfant à naître. Nous partageons l’intimité d’une grossesse avec ses questions existentielles, ses humeurs capricieuses, ses révoltes désespérées, ses maladies citoyennes, ses peurs excessives, ses promesses impossibles et bouleversantes…

Puis, les images oniriques toujours projetées à l’arrière-plan se transforment en film documentaire. Pour nous expliquer le background de ce personnage (autobiographique), l’auteur revient sur un événement qui avait fait pleurer la planète : « En 1985, suite à une éruption volcanique en Colombie, Omayra Sanchez, fillette de treize ans, est restée coincée dans une coulée de boue. Elle décède après trois jours de souffrances sous l’œil obscène des caméras du monde entier. Personne n’a pu la sauver. Souvenir traumatisant qui justifie la peur de vivre de Cassandre. »

Le spectacle évolue alors en un crescendo apocalyptique. La réalité s’effondre petit à petit, et les terreurs fantasmées rattrapent la réalité. Cassandre incube la maladie occidentale du siècle : l’angoisse. Elle ne voit plus qu’une issue, celle de mettre fin à sa vie et avec elle, à celle de l’enfant qu’elle attend.

Seule en scène, Cassandre est pourtant entourée de présences fantomatiques qui cherchent à la raccrocher à la vie. L’enfant à naître existe grâce aux projections inquiétantes, mêlant les références aux contes et aux films d’horreur. Le dialogue s’installe avec cet être encore conceptuel. Une relation complexe naît et s’intensifie au cours de la pièce. L’amalgame entre l’enfant que porte Cassandre et Cassandre elle-même se crée, devenant une seule et même personne. Une voix masculine – celle du père ? – est aussi présente en voix off . Investi dans la narration, il reste pourtant absent du plateau. Comme si aucun homme ne pouvait jamais partager tout à fait l’aventure de la grossesse vécue par la mère. La figure maternelle, quant à elle, n’apparaît qu’à travers les messages téléphoniques laissés sur le répondeur de Cassandre par sa propre mère, celle-ci s’inquiétant de ne plus avoir de nouvelles de sa fille. Cet entourage lointain, invisible, est pourtant ce qui rattache encore la protagoniste à la vie et la fait hésiter à se donner la mort.

Peut-être amenées avec un peu trop de naïveté, ces interventions lyriques témoignent toutefois d’une indéniable générosité et d’un don de soi, comme un grand cri d’amour, qui ne peut qu’émouvoir. Le texte est signé par l’interprète elle-même, la comédienne Jeanne Dandoy. Son écriture est intense, accessible, subtilement satirique, drôle parfois, sensible souvent, et empreinte de poésie.

C’est pourquoi, malgré des choix artistiques tranchés qui ne feront certainement pas l’unanimité (et tant mieux), cette pièce ne doit pas passer inaperçue. Elle permet de nous rassembler autour de nos inquiétudes. À cette heure où assister à des spectacles vivants paraît devenir un acte de résistance, nourrissons notre pensée par les sujets qui nous taraudent. En sortant de ce spectacle, il y a de fortes chances pour que vous soyez habités par une envie irrépressible de créer, chanter, danser.

Même rédacteur·ice :

Hasta la vista Omayra
Écrit, mis en scène et interprété par Jeanne Dandoy
Au Théâtre de Poche du 10 au 28 novembre 2015
poche.be/spectacle/hastalavistaomayra