Mexico, 6 septembre 1951. Burroughs est en voyage avec sa femme Joan, et s’apprête à commettre l’irréparable. À l’issue d’une soirée bien arrosée, l’écrivain se met en tête de rejouer avec elle l’histoire de Guillaume Tell, héros légendaire condamné à tirer à l’arbalète sur une pomme, posée sur la tête de son fils. Mais contrairement à lui, Burroughs manque sa cible. Le verre qu’il avait posé au sommet du crâne de Joan roule au sol, intact, tandis qu’elle s’écroule. Le front transpercé par une balle.

C’est de ce drame que naît Queer, deux ans plus tard. Même si le nom de Joan n’apparaît nulle part, Burroughs soutient dans l’introduction de l’ouvrage que son livre s’est « cristallisé » autour de cet événement. Il va même jusqu’à affirmer qu’il ne serait jamais devenu écrivain s’il n’avait pas tué sa femme ce jour-là.

À l’époque, Burroughs est l’auteur d’un seul roman, Junkie, pour lequel il peine à trouver un éditeur. Principalement parce qu’il y évoque son expérience avec la drogue, soit un sujet extrêmement polémique dans l’Amérique puritaine des années 50, mais aussi parce que le texte est trop court pour être publié seul.

Après la mort de son épouse, Burroughs reprend donc la plume pour donner à Junkie une suite, dans laquelle il retrouve son double littéraire : Lee. Après avoir dépeint les effets planants de l’héroïne et de la morphine, il évoque cette fois la période qui suit son sevrage, marquée par une profonde solitude et un amour à sens unique.

Tandis que Lee écume les bars, il tombe en effet sous le charme d’un jeune homme, Allerton, sous les traits duquel on devine la figure de Lewis Marker, l’amant de Burroughs. Comme son héros de papier, l’écrivain voyage à ses côtés à travers l’Amérique du Sud pour se procurer du Yagé (ou ayahuasca), une drogue censée conférer des pouvoirs télépathiques. Mais en fiction comme en réalité, leur relation est déséquilibrée. L’écrivain éprouve à l’encontre de son amant une véritable fascination, tandis que ce dernier garde ses distances, précipitant ainsi leur séparation.

Le texte qui en résulte ne sera, toutefois, pas publié avant 1985. D’une part, parce qu’en 1953, l’homosexualité était considérée comme un crime dans plusieurs états américains. D’autre part, parce que Burroughs lui-même éprouvait vis-à-vis de ce texte une certaine pudeur, et n’assumait pas pleinement son désir homosexuel.

C’est finalement plus de trente ans après l’avoir terminé qu’il ressort le manuscrit de Queer, et accepte de le publier sous les encouragements de son éditeur, Grove Press.

Nous sommes alors dans les années SIDA, à une époque où l’homosexualité demeure taboue, et où ces relations restent peu représentées. Mais entretemps, Burroughs a publié d’autres livres. Il s’est fait un nom sur la scène littéraire américaine, aux côtés des écrivains de la Beat Generation, et est pour beaucoup considéré comme un auteur culte. Malgré quelques critiques, Queer obtient donc, à l’instar de ses oeuvres précédentes, une certaine reconnaissance auprès des élites littéraires et artistiques, qui saluent sa liberté de ton, et voient dans sa transgression la marque d’un visionnaire.

Pourtant, quarante ans plus tard, l’œuvre de Burroughs semble bien loin des valeurs défendues par la communauté LGBT.

D’abord, parce que bien qu’attiré par les hommes, l’auteur écrit sous l’influence d’une forte homophobie intériorisée, qui se traduit dans le roman par une relation dépourvue de toute tendresse et une dynamique malsaine entre les personnages.

Ensuite, parce que Burroughs, aussi novatrices que soient les thématiques qu’il aborde dans ses livres, reste soumis à de nombreux biais racistes. En tant que blanc privilégié, diplômé de l’université de Harvard, il pose sur les Mexicains un regard plein de condescendance, qui laisse à la lecture un goût amer, et décrit systématiquement ces personnages comme des gangsters sans foi ni loi, tandis que lui-même se présente en colon paternaliste.

Enfin ‒ et c’est probablement le plus dérangeant ‒ Burroughs se laisse aller ici à la description de certains fantasmes qui s’apparentent à des actes pédocriminels. En effet, alors qu’il voyage aux côtés d’Allerton, Lee confie à plusieurs reprises éprouver du « désir » pour des « gamins » qui, selon les cas, ont entre 12 et 15 ans. Dans un passage, le personnage va même jusqu’à imaginer une scène d’attouchements, décrite sans aucune remise en question de sa part.

Or malheureusement, ce cas de figure est loin d’être isolé. Sous prétexte de libérer les mœurs et de rompre avec la bien-pensance bourgeoise, plusieurs écrivains de la littérature d’avant-garde défendaient ces penchants pédophiles. C’est ainsi qu’Allen Ginsberg, un autre écrivain de la Beat Generation, s’était positionné publiquement en faveur de la dépénalisation des relations sexuelles entre mineurs et majeurs, au nom de la liberté d’expression. Et si à l’époque, quelques voix s’élèvent pour dénoncer ce genre des discours, les institutions littéraires, quant à elles, se montrent beaucoup plus complaisantes.

Aujourd’hui encore, William Burroughs continue d’ailleurs d’être auréolé de cette aura de génie que lui conférait la critique de son vivant. Sa consommation excessive de drogues, de même que le meurtre de sa femme, semblent avoir contribué à alimenter cette légende d’artiste torturé et provocateur, en rupture totale avec la société. Mais l’art n’autorise pas toutes les licences, et si l’on peut admettre que certaines œuvres « vieillissent mal » ou soient le reflet de mentalités aujourd’hui dépassées, celle-ci pousse le curseur beaucoup trop loin.