Requiem pour l’oubli
Lorsque l’on meurt, combien de temps survit-on dans la mémoire des autres ? Dans un espace-temps surnaturel, représenté par un tramway, Philippe Blasband met en scène des enfants défunts voyageant vers l’inconnu. Ils y restent aussi longtemps qu’un vivant pense à eux. Joué au Varia, le Tramway des enfants se distingue par sa justesse et son inventivité.
Dans l’obscurité, le tramway émerge. Il ne vogue que la nuit. Trois enfants sont dans une rame. Perdus. Ils ne savent pas où ils vont. Le quatrième passager surgit. « Vous aussi vous êtes mort ? » La pièce prend une épaisseur singulière. Chaque enfant décline son identité et raconte comment il a rejoint l’immuable. Mais soudain, lorsque le souvenir qu’ont conservé d’eux les vivants s’atténue, leur pratique langagière s’estompe, et ils oublient successivement leur âge, leur nom, leur mort . Tant qu’on se souviendra d’eux, ils resteront à bord. Se sentiront encore vivants.
Ils portent le lourd fardeau de leur courte existence. L’oubli les délivre. Un oubli effrayant. Une négation finale de leur être pour rejoindre enfin l’éternité. Le conducteur du tram est un ange. Symbole ultime de la justice, il les fera taire et les punira par la culpabilité et l’exil. Un fonctionnaire de l’éternité, accomplissant sa tâche douloureuse. Il les conduit à la mort. Nous sommes affectés par les tensions post mortem entre les quatre enfants. Le tramway propose un voyage dans la contingence de la mort.
Comment parler de la mort ? Est-ce la mort comme une naissance inversée ? La mort comme réincarnation ? La mort est ce qui est le plus représentatif de notre condition, soit de vivre avec une échéance ultime et inconnue. Elle nous condamne, certes, mais elle ne détruit pas le vécu. C’ette mort, toujours déjà effective en eux, les quatre enfants tentent de l’oublier. Pour vivre une existence métaphysique. Le divertissement prend place sur scène et trompe le tragique car à l’égard de la mort, le divertissement a un goût qu’une pensée n’a pas. S’occuper pour s’oublier, voilà le quotidien de ces enfants du tramway, s’adonnant à une partie de football, des disputes, des amours naissantes, de l’apprentissage. Peu à peu, nous voyons monter en eux l’angoisse du passage du temps. Quelles traces laissons-nous de notre passage terrestre ?
Interprété avec brio, ce huis clos met en scène des sexagénaires s’effaçant pour faire apparaître les enfants qu’ils ont été . Le jeu est à la fois très personnel et collectif : les protagonistes forment tantôt des alliances, et tantôt adoptent des comportements égoïstes et puérils. Les sensations fusent, entre humour cynique et drame narratif. Ils mettent en scène des jeux, de la violence et de l’amour. Ils s’efforcent d’imiter l’enfance, une enfance souffrante , mais avec une maturité relative et amnésique, des sauts de lucidité d’adulte et des émotions enfantines au sein d’une structure métallique réfléchissante et des tremblements du plateau.
Avec le Tramway des enfants , Philippe Blasband évoque la perte d’un enfant et les traces qu’il laisse aux vivant s. Très métaphorique, la pièce traite d’un sujet délicat avec une fragilité et une justesse saisissantes.