Riding in Silence de Mashid Mohadjerin
Conte d’une traversée
La Tournée des Vernissages #1

La tournée des vernissage avec le duo « Association de Malfaiteurs » cette semaine, au Wiels Affiliate, une installation vidéo nous fait osciller entre féerie et violence : Riding in Silence de Mashid Mohadjerin.
Association de Malfaiteurs est un récit narrant la tournée des vernissages bruxellois de deux complices de déambulation artistique, Malfa et Asso, les alter-egos respectifs de Laura Bui Sabalic et Macha Bouteiller. Peintre et cinéaste en début de carrière, perpétuellement fauchées, elles n’ont jamais su résister à une occasion de fumer des clopes en parlant d’art, autour de verres gratuits. Ce soir-là, elles se retrouvent à Affiliate pour y découvrir le travail de Mashid Mohadjerin, une artiste iranienne multi pluridisciplinaire en milieu de carrière. Son travail explore les questions migratoires et les crises de la région MENA, à travers la photographie, la vidéo et la recherche.

Malfa avait donné rendez-vous à Asso à Affiliate, un petit espace dans le centre, au nunméro 3 de la rue du Jardin des Olives. Ici, des artistes émergents et en milieu de carrière présentent le travail auquel ils ont abouti après 3 à 6 mois de résidences au Wiels. Le lieu est exigu, intime, incitant à la claustrophobie, et difficile à travailler en matière de scénographie. Le public, un mélange de trentenaires flamands et d’étudiants en art, s’y bouscule rapidement.
Asso arrive en avance et décide d’attendre Malfa sur la terrasse du Fontainas, situé juste à côté. Elle médite sur l’évolution du café qu’elle avait l’habitude de fréquenter à une autre époque (autres prix et autres clients), quand Malfa débarque et la pousse à l’intérieur de l’espace d’exposition. Elle attrape deux cannettes de Vedett – elles sont gratuites ici, contrairement au Wiels. Il faut toujours un réceptacle pour devenir soi-même un bon réceptacle.
À l’intérieur, des images de mouettes sur fond de ciel bleu sont projetées contre un mur mobile dont l’angle d’ouverture semble inviter le spectateur à entrer dans la vidéo. Une plante, probablement un bananier, cache l’angle droit du mur, et son pot sert de stabilisateur pour un écran posé à ras le sol. On y voit des rushs de campements, de fils barbelés. Un troisième écran posé du côté gauche de la projection, monté sur une valise en guise de socle, fait défiler des images si saturées qu’elles ont l’air abstraites.

Asso : Des écrans comme des fenêtres sur le monde… J’aime bien le fait que nos ombres sont visibles sur la projection.
Malfa : Grave. Ça me rappelle un texte de Dan Graham sur la spécularité de ses installations. La superposition de nos ombres et de la vidéo nous force à nous positionner au cœur de l’action. C’est un mécanisme d’immersion.
Sur le mur, les images projetées se muent en plantes envahissantes vues à travers une bodycam. On traverse une forêt en pleine nuit, à rythme rapide. On ne sait pas si on poursuit quelqu’un ou si on est poursuivi. Les mouettes, elles, ont migré sur le petit écran de gauche. Elles sont si saturées qu’elles ont l’air dessiné.
Malfa : On dirait les étoiles phosphorescentes des chambres d’enfant.
Asso : Ou un mobile, au-dessus d’un berceau… D’ailleurs, tu penses quoi de la plante ?
Malfa : La plante me dérange. C’est vraiment cliché. Ça a déjà été fait un million de fois. Un étudiant en art sur trois a déjà tenté la plante potée dans une instal’.
Asso : Oui, mais c’est un organisme exotique, arraché de son milieu naturel et domestiqué. Je trouve ça parlant dans ce contexte, surtout avec l’écran en dessous qui montre un oiseau en cage.
Leur conversation est coupée d’un fracas sourd et d’une lumière incandescente. Sur le mur, une explosion. Ça fait déjà un moment que les forêts menaçantes se sont transformées en vues aériennes, centrées d’une cible rappelant la mire d’un viseur. D’un coup, les mouettes, inoffensives il y a seulement un instant, ont des allures de drones.
Asso et Malfa essayent de suivre les vidéos, d’y trouver un fil narratif. Elles sont unies par une installation sonore, passant de l’intradiégétique à l’extradiégétique. Après l’éclat de l’explosion, des notes aiguës mais douces semblent faire traverser les débris d’un écran à l’autre, où ils se transforment en particules féeriques, qui flottent, qui dansent. Il est facile, par moment, de se perdre dans la beauté des animations. Il pourrait s’agir d’un conte. Sauf que sur la vidéo centrale, on est dans une voiture, on suit la scène à travers une dashcam, on traverse un paysage hostile, montagneux, dangereux, des routes boueuses, et on va vite, la voiture vire à gauche puis à droite. Si les images précédentes de bodycam posaient question sur la nature de ces traversées, c’est maintenant clair : on est en fuite.

Malfa s’écarte de la foule pour feuilleter Riding in Silence and the Crying Dervish, le dernier livre de Mashid Mohadjerin, une collection de photographies entrelacées de textes autobiographiques. Elle y retrouve des dessins de personnages persans anciens, comme ceux qu’on peut voir défiler sur l’un des écrans, ou encore discrètement posés en décalcomanie sur les coins des murs. Malfa veut en parler à Asso, mais celle-ci est sortie. Le petit espace d'exposition s’est rempli trop vite, c’est étouffant.
En rejoignant son amie sur la terrasse du Fontainas, le manteau de Malfa s’accroche à une barrière en métal et la fait tomber dans un éclat strident. Elle s’assied comme si de rien n’était, et allume une clope.
Malfa : Tu sais, j’étais inquiète. J’ai lu que l’artiste, Mashid Mohadjerin, a travaillé comme photoreporter de guerre en parallèle des recherches pour son doctorat. C’était un boulot alimentaire, mais imagine, ton boulot alimentaire, c’est de prendre des photos qui vont être publiées dans Le Monde et dans le Wall Street Journal. Bref, j’avais peur qu’avec son expérience de photos de reportage et le fait que son travail traite de la guerre, la migration, et du moyen-orient, on allait se retrouver avec quelque chose qui n’est pas de l’art. Quelque chose qui traite plutôt du documentaire et s’immisce dans le monde de l’art à travers l’utilisation de certains codes esthétiques.
Asso : Tu devrais aller voir la conférence de Stephen Wright« désactiver la fonction esthétique de l’art » sur ERGtv, ça te plairait.
Malfa : Ok, intéressant ! J’irai voir. En attendant, Susan Sontag parlait des dangers de la photo de guerre. Les photos de Robert Capa, par exemple. Leur beauté visuelle est superposée à une violence non seulement atroce, mais réelle. Et je trouve que dans le projet de Mashid Mohadjerin, il y a aussi ce jeu entre la beauté et la violence, mais la violence elle-même n’est pas sublimée.
Asso : Mais tout à l’heure, tu m’as dit que l’artiste est née en 1976, donc juste trois ans avant la révolution iranienne, et qu’elle a quitté l’Iran pour la Belgique au début des années 80. Donc pour moi, cette beauté, elle s’explique par le fait qu’elle a vécu ces situations instables, cette violence, à travers un regard d’enfant.
Malfa : Ouais, il n’y a pas d’exploitation.
Asso : Oui, les vidéos montrent clairement des traversées de frontières, il y a des scènes marines, on dirait Calais. Et pourtant, on tombe pas dans du trauma porn comme c’est souvent le cas.
Asso finit sa bière et propose de poser quelques questions à l’artiste. À l’intérieur, sur la grande projection, les plans marins de tout à l’heure, la caméra bascule. Puis un ciel bleu éblouissant, et encore les mouettes. Malfa remarque qu’après ces images marines, à travers lesquelles on a nous-même le sentiment d’être sur un bateau de migrants, les mouettes font penser à des vautours.
Asso tire la manche de Malfa : elle a trouvé l’artiste.
Malfa : J’ai une question sur les illustrations aux murs sous forme de stickers, on peut également les retrouver dans le livre. Je ne connais pas grand-chose sur l’art iranien, mais est-ce inspiré par des illustrations iraniennes traditionnelles ?
Mashid Mohadjerin : Oui, ce sont des miniatures perses. C’est une manière de retourner dans le passé et de prendre ses ancêtres comme compagnons. Comme des fantômes bienveillants. Dans mon travail, j’aime regarder le passé, l’histoire. Je vivais des moments difficiles en traversant les frontières. Lorsque tu es désespérée et que tu te sens vraiment mal, tu te demandes si tes arrières-grands-parents sont en train de te regarder. C’est une référence aux ancêtres qui te donnent de la force. Ce sont des figures d’espoir.
Asso : Oui, d’ailleurs, tu étais très jeune quand tu as quitté l’Iran. On se disait que la beauté présente dans tes vidéos, c’est un peu un regard d’enfant sur une situation de crise.
Mashid : Tu sais, les enfants, ils sont conscients de la guerre. Tout est différent, on sent que quelque chose ne va pas. Mais du coup, quand j’étais petite, j’essayais de me concentrer sur les étoiles dans le ciel plutôt que sur la violence.
Malfa propose sa théorie sur les mouettes, qui ont tantôt l’air d’un jouet, tantôt de drones ou de vautours. Ce n’était pas forcément leur sens désigné, mais l’artiste apprécie cette analyse. En réalité, Mohadjerin a beaucoup travaillé sur les frontières, les points de passage des migrants. Et quand elle est arrivée à Calais, elle est retombée dans son esprit d’enfant. Et comme elle faisait à cinq ans en Iran, elle a regardé le ciel.
Asso et Malfa quittent le vernissage. Elles marchent en silence sur le boulevard Anspach. Sur la place de la Bourse, une manif, une personne dans la foule brandit une pancarte : en deux ans, 18 457 enfants ont perdu la vie à Gaza.