Rocks
Après les Suffragettes , Sarah Gavron revient dans le siècle présent avec le drame social Rocks . Une fiction pleine de spontanéité qui laisse la parole à la jeunesse londonienne d’aujourd’hui, dans toute sa diversité. Un film où l’amitié joue le rôle principal.
« Rocks » est le surnom auquel répond Shola, 15 ans. Cette jeune Anglaise d’origine jamaïco-nigériane vit dans un logement social de la périphérie de Londres, avec sa mère et son petit frère Emmanuel. C’est la rentrée et, en classe comme en dehors, on voit rarement Rocks sans sa bande de copines : Yawa, Khadijah, Sabina, Agnes, et surtout sa meilleure amie Sumaya. En cette journée qui la replonge dans la routine de l’école, Rocks va pourtant voir son petit monde basculer. De retour chez elle, la jeune fille trouve sur la table une enveloppe contenant quelques billets et une note avec des mots qui pourraient faire peur : maman est partie, besoin de se vider la tête, désolée, occupe-toi de ton frère. Pourtant Rocks prend en main la situation. Ce n’est pas la première fois, se dit-elle, et ça ne durera pas longtemps. Mais peu à peu, le monde des adultes la rattrape : l’argent vient à manquer et les services sociaux sont à leur porte. Rocks, à bout de ressources, ne peut alors plus compter que sur la force de l’amitié.
La décoration de la chambre de Rocks annonce dès le début la substance de ce film. Des photos de sa famille, de ses amies, et une citation : « Real queens fix each other’s crowns »1 . De vraies reines, ce n’est pas ce qui manque. Entre les héroïnes et l’équipe de réalisation, Rocks se décline au féminin. Rien d’étonnant de la part de la réalisatrice Sarah Gavron, dont le précédent long-métrage, les Suffragettes (2015), arborait également un panel de femmes fortes. De plus, les personnages ne tombent pas dans les intrigues caricaturales de rivalité ou de romance, comme c’est trop souvent le cas dans les films et les séries figurant des adolescentes. Au contraire, l’amitié et l’entraide sont les pierres angulaires de Rocks .
Évitant habilement la pente glissante du misérabilisme qui menace tout drame social, Rocks nous montre que les difficultés et les discriminations ethniques ou socio-économiques ne sont pas pour autant incompatibles avec une bonne dose de rire et d’espoir. À l'instar du traitement de l’image dans ce film, la vie est parsemée de couleurs vives, qui parfois nous paraissent ternies mais reprennent tout leur éclat dans les moments de joie.
Aux fondations de Rocks se trouve une volonté de réaliser un film fidèle à la réalité de la jeunesse anglaise contemporaine. Le processus de création a donc commencé par une longue période de recherche immersive ainsi que des ateliers de théâtre avec des ados de l’Est de Londres. Les actrices principales ont été choisies parmi les participantes aux ateliers. Pour la plupart d’entre elles, il s’agit d’un premier contact avec le monde du cinéma. Pourtant, la réalisatrice Sarah Gavron et les scénaristes Theresa Ikoko et Claire Wilson leur ont laissé beaucoup de place dans la conception même du film, demandant – et écoutant ! – leurs avis et conseils, les laissant reformuler leurs dialogues et improviser devant la caméra. Cette spontanéité est sans doute l’ingrédient principal qui confère à ce film une saveur authentique.
L’énergie vivace qui s’en dégage atteint son apogée dans certaines scènes, qui foisonnent de tant de mouvements et de paroles que l’on ne sait où donner de la tête. Comme dans notre quotidien, une multitude de petites choses surviennent simultanément, sans que l’une surpasse les autres en importance, et pourtant on ne peut prêter attention à toutes. Au contraire du moule formaté du cinéma commercial où le spectateur sait toujours quelle ligne narrative il est supposé suivre, la caméra de Gavron nous plonge par moments dans des scènes bruyantes et chaotiques, certes désarçonnantes mais d’un réalisme rafraîchissant. Pour épicer le tout, le montage inclut des vidéos prises au smartphone, dans le style mouvementé caractéristique des réseaux sociaux. Enfin, les chansons dynamiques écoutées avec entrain par les personnages pendant les récréations ou lors de leurs virées entre copines laissent généralement place au silence. Cela donne encore plus de prégnance au léger fond sonore triste et tendu qui souligne certaines scènes, comme les soirées de Rocks et Emmanuel seuls sans leur mère, les disputes avec les amies ou l’arrivée des services sociaux. Cette bande-son relativement dépourvue de musique extradiégétique2 donne à l’émotion un goût naturel, non manipulé.
Ce film social-réaliste se démarque positivement par sa grande représentativité de la diversité ethnique et religieuse de la capitale anglaise. En effet, le casting final dépeint jusqu’à la variété qui existe au sein même des communautés. Pour certains spectateurs, Rocks est donc le premier film qui leur permet de s’identifier à quelqu’un qui leur ressemble vraiment. Des héroïnes noires, portant le voile ou parlant somali à l’écran… Sans compter que certains détails mettent encore davantage cette diversité en relief. Par exemple, l’océan de blancheur duquel émerge Emmanuel dans son école de Hastings ne peut que frapper l’œil, en comparaison avec la mosaïque multiculturelle de l’école londonienne de Rocks. De même, un vrai décalage apparaît à plusieurs occasions entre Agnes et les autres filles. Envieuse de la richesse culturelle qu’elle constate chez ses amies, Agnes dit tout d’abord trouver ennuyeux d’être « juste anglaise ». Ensuite, Rocks ne possède pas de produits de maquillage convenant à son teint pâle, n’ayant « jamais de cliente blanche ». Enfin, la jeune Anglaise peut se permettre de faire confiance aux services sociaux, contrairement à Rocks qui s’en méfie instinctivement.
Ce film met aussi en lumière une autre fissure : le décalage entre le monde des jeunes et celui des adultes. Ce n’est pas tant l’histoire d’une ado forcée d’assumer trop tôt des responsabilités d’adulte que celle d’une jeune fille qui sait ce qu’elle veut, mais redoute les restrictions d’adultes qui ne cherchent pas à la comprendre. Alors Rocks quête plutôt le soutien de ses pairs, comme un réseau de jeunesse clandestin, parallèle au circuit institutionnel des adultes.
Les clivages culturel et générationnel se rejoignent sur la question de l’avenir, et des discriminations qui en érodent déjà la perspective. « Que voulez-vous faire plus tard ? », « Journaliste », répond Agnes, à l’approbation de la professeure. Mais lorsque Khadijah exprime son ambition de devenir avocate, la même enseignante lui conseille fermement de choisir un plan B : ses notes seraient bonnes, mais pas suffisantes… De même, un réceptionniste d’hôtel dépeint sombrement la destinée de Rocks et son frère, comme si la couleur de leur peau définissait celle de leur futur. Mais Rocks s’inscrit en faux contre ce déterminisme et ces préjugés. « Tu n’as pas besoin de plan B », assure-t-elle à Khadijah avec assurance et la même fierté que lorsqu’elle jette « vos enfants travailleront pour mon frère » au visage du réceptionniste.
Son surnom n’est pas usurpé : l’héroïne de ce film est courageuse et ne cède jamais. Ou plutôt rarement, car même la pierre se fendille. Rocks s’oblige à paraître forte alors que la situation l’atteint plus durement qu’elle ne veut l’admettre. Son besoin d’aide se heurte à son désir d’indépendance, confondant réserve et orgueil, reconnaissance et rejet. Au cours de son odyssée mouvementée, Rocks réalisera cependant qu’elle peut toujours compter sur la solidarité et la sororité, les liens de la famille et de l’amitié, indéfectibles. Comme dans une scène ô combien émouvante, où le petit Emmanuel cherche les mots qui permettront à sa grande sœur en pleurs de redevenir la solide Rocks : « Ferme les yeux. Inspire, expire. Pense à tout ce qui est joyeux. Et oublie tous tes soucis. »
Tant la complicité des actrices et acteurs que le scénario et le montage participent donc à composer un drame social qui sonne juste. Sarah Gavron est parvenue à trouver un ton en accord avec la pétulance de la vie que quelques bémols ne parviennent pas à assombrir très longtemps. Ce film a également une portée émancipatrice qui dépasse la simple narration d’une fiction. Rocks offre une clé de plus pour permettre à la jeunesse anglaise ou d’ailleurs, dans toute sa diversité de profils, de se sentir davantage écoutée, représentée, valorisée et estimée.