critique &
création culturelle

Rue Castellana Bandiera de Emma Dante

Fresque d'une communauté pleine de secrets

La rue Castellana Bandiera est une petite rue de Palerme où deux voitures ne peuvent se croiser malgré le double sens autorisé. Tout le roman de Emma Dante raconte la confrontation entre Samira et Rosa, qui toutes deux refusent de faire marche arrière pour laisser passer l’autre. Elles se font face pendant que la rue continue à vivre autour d’elles. Ce face-à-face qui dure une nuit entière montre deux femmes affrontant leur propre histoire et l’avenir qu’elles se rêvent.

Deux personnages de mondes différents se croisent. L’autrice utilise la langue pour séparer les personnages : les civilisés parlant un italien propre et compréhensible et les « brutaux » qui s’expriment dans un sicilien cru et difficile à comprendre. La traductrice Emma Dante transforme brillamment l’italien en français et le sicilien en catalan. L’usage de dialecte — sicilien puis catalan dans la traduction — fait écho à la violence de la rue : ils l’emploient quand ils sont en colère, que les émotions les submergent. Eugenia Fano parle de « pulsion » de langue, les mêmes pulsions qui habitent la rue où les voisins se poignardent, s’insultent et se hurlent dessus.

« Les Calafiore se détestent. Tous. Les uns les autres pour des raisons différentes. Mais pour rien au monde ils ne se sépareraient. Avec indolence et résignation, habitués à la mortification de tous les plaisirs, ils consument chacun leur propre existence dans ce ventre mou et déformé duquel il leur est toujours plus difficile de sortir de la maison. »

Plus qu’une rue, Castellana Bandiera est une communauté à part entière, dominée par Filippino et Saro de la famille Calafiore. Cette même famille dont Samira est un maillon raccroché par le mariage de sa défunte fille. La rue, puis par extension la maison des Calafiore, sont des lieux brutaux où la violence, autant verbale que physique, peut s’abattre d’un moment à l’autre. On y découvre une fresque de personnages hétéroclites qui « se détestent » mais ne peuvent vivre les uns sans les autres. Emma Dante interroge alors ici les liens familiaux et les relations aux autres. Comment s’extirper de cette famille vivant les uns sur les autres, ne partageant rien en commun que du sang et un toit ? Pour Samira, la voiture devient un refuge, « sa tanière » où elle abandonne le combat face à sa famille. Ce personnage qui ne bouge pas de la voiture et ne parle presque pas de tout le roman nous raconte pourtant une histoire bouleversante : celle d’une jeune femme qui accouche seule dans un taudis d'Albanie d’une petite fille incestueuse, d’une immigrée qui traverse la mer avec son enfant dans les bras et vit seule dans cette famille problématique depuis que sa fille maintenant morte a épousé Saro. À travers un personnage qui agit très peu, sauf en restant passive et en obéissant à Saro, l’autrice nous présente l’histoire tragique d’une femme qui se retrouve face à son passé, sans échappatoire pour le futur.

Si les liens familiaux sont traités, les relations amoureuses le sont également à travers les couples de la famille Calafiore, des couples pour la plupart normés où les femmes font le café et se taisent, mais également à travers Rosa et Clara, enfermées dans leur voiture. Un couple homosexuel en pleine crise : Clara qui ose et ne craint pas ses sentiments et Rosa qui refoule encore son amour pour Clara en public. Enfin, le personnage de Natale se rapproche de celui de Rosa, gay refoulé : il s’extirpe de la maison à la nuit tombée pour aller se prostituer et fuir le lieu où il joue le rôle d’un père de famille, mari triste qui se bourre d’antidépresseurs pour survivre à son entourage. On découvre alors à travers ce personnage qui rase les murs pour sortir de chez lui un personnage qui n’assume pas sa nature face à une société encore fermée aux questions de sexualité.

Emma Dante ne nous raconte pas simplement l’histoire d’une rue violente de Palerme, elle dépeint un paysage entier où chaque personne cache des secrets, une fresque où les habitants de la rue vivent en communauté et n’acceptent pas les pièces détachées qui pourraient y entrer comme Rosa ou Samira. Cette histoire renferme à la fois la brutalité des actes et des paroles. À travers une société en apparence unie, on découvre les facettes cachées d’une communauté malveillante et fermée d’esprit.

Rue Castellana Bandiera

par Emma Dante
traduction de Eugenia Fano
Éditions du Chemin de fer, 2024
176 pages

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