L’histoire d’une famille déchirée, pourtant unie par des liens indissociables, et la rencontre de ces voix qui traversent les temps, dans Si les dieux incendiaient le monde , premier roman d’Emmanuelle Dourson.
Le roman débute avec Jean, un homme vieillissant et souffrant, qui voit ses souvenirs avec sa fille Albane remonter progressivement. Celle qui s’est enfuie il y a quinze ans et dont il suit la carrière de pianiste à travers les journaux est finalement de retour en Europe. Il ne connait pas la jeune femme qu’elle est devenue, mais se raccroche à elle à travers l’image de l’enfant et de l’adolescente qu’il a connue, seul lien qui les unit encore. L’éloignement, une blessure presque aussi physique que la jambe blessée de Jean, le fait souffrir en permanence. À l’aube d’un tournant dans sa vie et de son déclin palpable, Jean veut retrouver sa fille et tenter de refermer cette blessure. Lorsqu’une occasion lui est donnée d’enfin revoir l’insaisissable Albane jouer au Palau de la Musica à Barcelone, Jean quitte tout et tente de s’y rendre coûte que coûte. Se retrouvant très rapidement en difficulté, il entraîne son autre fille, Clélia, avec lui. Yvan, l’ancien amoureux d’Albane et désormais mari de Clélia, prend lui aussi part à la narration de ces moments de vie. La nouvelle génération, représentée par Katia, fille de Yvan et Clélia, donne elle aussi de sa voix.
À tour de rôle, chacun se raconte lui-même, mais raconte également les autres – passés et présents. Il suffit d’une pensée, d’une perception ou d’un regard, pour que la narration se porte sur un autre personnage, à la manière d’un saut de focalisation dans
Mrs Dalloway
de Virginia Woolf. L’entremêlement de fragments, accompagnés de coupures, de silences et de lumière, dessine le tableau familial. La rencontre des personnages se fait au travers des souvenirs ou de scènes à mi-chemin entre l’imaginaire et le réel, inscrit dans le flux de conscience des personnages. Avec, en prime, l’intervention d’un narrateur omniscient, mystérieux dans un premier temps, mais que l’on comprend être Mona, la femme décédée de Jean. Cette voix supplémentaire se réintroduit dans l’histoire familiale en se réinscrivant dans le récit, partageant avec le lecteur ses sensations passées et ses réflexions présentes.
Jouant sur le temps, souvent dilaté, le récit prend le temps de s’immerger dans les détails parfois imperceptibles de ces vies humaines entrelacées par les pensées. Une transition des voix lisse, presque trop, qui surprend le lecteur lorsqu’il décèle que Mona s’est à nouveau subrepticement réapproprié le récit, comme si « le temps n’existait pas, rien qu’un présent éternel ». À travers la voix d’Yvan, l’auteure nous fait part de la vision qu’elle a appliquée au roman : « chaque instant vécu ne faisait que se superposer aux autres pour former le pur noyau d’existence auquel nous reviendrions un jour ». Les lignes poétiques du roman s’enchaînent de manière fluide comme un cours d’eau, ricochant d’idées en idées, au gré des pensées des personnages. Emmanuelle Dourson livre un roman où tout prend vie : le tableau préféré de Jean, le projet de plantation d’arbres de Clélia, et jusqu’aux interventions d’une narratrice décédée. En contraste, chaque voix effleure également la question de la mortalité, dans un soubresaut de conscience immémorial. Une histoire familiale amenée à prouver que même
si les dieux incendiaient le monde
, la vie en renaîtrait, encore et toujours. Une histoire qui déchire le tissu de l’espace et du temps pour y déposer ces voix, se faisant écho du reste de l’humanité.
Emmanuelle Dourson propose un récit poétique fourmillant d’une myriade de micro-récits en écho, qui emporte le lecteur dans cette vague de conscience qui s’empare de son imaginaire.